A l’aube, la lumière…

A l’aube,  la lumière…

Quelle affaire ! Capturé par le faisceau d’un projecteur unique braqué sur lui ! Le voilà debout au milieu de ce cercle de lumière crue. A l’étroit comme dans un costume étriqué. Tout est noir au-delà. Du reste, où est-il ? Sur une scène de théâtre, peut-être.

Qui a osé s’emparer ainsi de lui ? Un bond de côté, un pas en arrière, un plongeon en avant : impossible d’échapper. Le poursuiteur lui fait corps.

Quel tortionnaire l’emprisonne ? Il relève la tête : l’apercevoir, l’identifier ! Ne dit-on pas qu’il vaut mieux connaître son ennemi ? Mais ses yeux brûlent de mille étoiles aveuglantes.

Quand cela a-t-il commencé ?  Sa mémoire est cousue de silence.

« N’y a-t-il donc personne ? » sanglote-t-il plus qu’il ne crie. A la vitesse de la lumière, la réponse l’assaille intempestivement : le vide.

Ne pas s’avouer vaincu. Vite, une idée pour sortir de là ! Il s’élance sur l’échelle spectrale de ce puits lumineux, grimpe aussi haut qu’il peut jusqu’à ce que le rayonnement froid glace ses os, son sang. Il retombe à genoux, se sent isolé plus que jamais dans ce rond trop blanc, trop parfait.

Le désespoir l’accable. Captif de cette île minuscule immatérielle, entourée de néant. La lumière, dépeinte pourtant comme source de vie, se comporte ici de façon intrusive. Elle s’impose sans laisser le choix. Elle est despotique.

« Pourquoi, mais pourquoi ? » se lamente-t-il. Tapie dans le noir, la panique attend patiemment son tour…

Il se met en boule pour offrir seulement son dos au pinceau cruel qui continue de le cerner, impassible. Fermer les yeux, se replier davantage sur soi-même. Réfléchir. Fouiller dans les tiroirs de son imagination pour fuir !  Et ce, à n’importe quel prix !

Son cœur se calme, enfin. Une pensée, fugace d’abord, joue des coudes pour se faufiler dans son esprit chaotique. Et s’il existait, cachée en lui, une issue ? Un passage qui sommeillerait sans qu’il le sache, sans même qu’il s’en doute ? Chercher au-dedans pour s’échapper de l’intérieur. Peu à peu, ce scenario a priori absurde, s’éclaire de vraisemblance.

Il pense à tous ceux qui l’aiment et ne savent pas dans quel pétrin il s’est fourvoyé. Non ! Il voulait dire : tous ceux qu’il aime. Bien sûr… Enfin… Laquelle des deux phrases sonne juste ? Laquelle l’est moins ? D’ailleurs, qui l’aime vraiment encore un peu ? A part Elle ?

Au demeurant, que fait-Elle, en ce moment ? Se préoccupe-t-Elle de lui ? Bien sûr que non !

Ce matin encore, en partant… Violemment et sans prévenir, la lumière darde sur lui une attaque si furieuse qu’elle en vrille son crâne. Quoi ??? Que se passe-t-il ? Qu’a-t-il dit ? Nouvel assaut. Il sait… Il sait bien, au fond de lui, à quel point il se ment.

Ce matin encore, en partant… il a négligé son regard triste. Il a ignoré sa tentative vaine de caresser sa main. Depuis longtemps, il observe sans sourciller tout cet amour qu’Elle lui voue mais qui s’étiole, faute d’être recueilli et surtout nourri de réciprocité. Il s’amuse de ce sentiment de lassitude qui teinte ses paroles d’une ombre mélancolique. Il entend, mais n’écoute pas. Voit, mais ne regarde pas.

Voilà ce que pointe ouvertement son analyse. Un constat imparable, glacial qui l’agresse. Sauvagement. Sans concession. Cette vérité devient à ce point insupportable qu’il s’évanouit sous le choc.

Il doit certainement être mort car son corps est maintenant allongé sur une table d’opération, la poitrine béante. Le chirurgien peine à trouver son cœur. « Vous pouvez refermer, ordonne-t-il à l’interne. Cet homme n’a pas de cœur. Passons-le toutefois au scanner ! »

La machine scrute minutieusement son organisme. Aucune résonnance pourtant qui pourrait indiquer le moindre signe d’humanité. Le radiologue diagnostique sur un ton péremptoire : « Cet homme ne possède pas de carte des émotions, ces dernières sont régulées systématiquement par son cerveau qui refuse d’exprimer quoi que ce soit sinon de la froideur. C’est tout sauf un homme !»

Le verdict est tombé : ce n’est pas un homme. Mais alors, qui est-il ? Pire : qu’est-il donc ? L’équipe chirurgicale l’a laissé seul dans le bloc opératoire. Seul avec cette image de lui qu’il découvre dans le miroir sur le mur opposé. Au fait, qui l’a placé là ? Il ne se reconnaît pas davantage dans les conclusions des médecins. Certes, il admet toujours avoir mis en place une infinie variété de stratégies de contrôle et d’évitement des émotions. Ce n’est certainement pas lui qui se laissera émouvoir ! Il n’est pas peu fier d’être parvenu à ce conditionnement, et de réussir, au prix de beaucoup d’efforts à inhiber ses sentiments. Surtout ceux positifs.

Le bruit d’un verrou qui saute, celui d’une porte qui s’ouvre à toute volée : d’où proviennent-ils donc ? De son être ? Il n’a pas le temps de comprendre qu’il fond en larmes, un torrent, une crue. Il s’écroule, submergé sous le poids de cette révélation impensable : sa peur irraisonnée de donner de l’amour autant qu’en recevoir. Une peur qui le sclérose, l’étouffe, l’empêche de vivre et qui remonte aussi loin qu’il se souvient.

Insoutenable douleur d’être, insoutenable douleur de l’être. Le temps a suspendu son souffle pour lui laisser le temps de reprendre le sien, la lumière du projecteur s’est faite plus douce pour qu’il voie celle, colorée, qui monte en lui.

Encore secoué de hoquets et de sanglots, il se relève, animé d’un élan vivifiant. Il va réécrire sa vie, jeter sa carapace aliénante, reprendre le cours de son histoire, réparer ce qui peut l’être encore. Elle deviendra, Elle, la scénariste de leurs rêves. Il en dessinera les chemins qu’ils illumineront ensemble de couleur. L’ombre et le froid seront proscrits, l’amour sera l’invité permanent au banquet de la vie. La fluidité de l’amour qu’il éprouve pour Elle, lui donnerait presque le vertige. Un instant, il se demande comment Elle va réagir…

Il pose sa veste sur son épaule et s’élance vers sa destinée devenue si limpide. Ils ont désormais tant à vivre ! Tout excité à l’idée de retrouver celle qu’il aimait depuis toujours, il ne s’aperçoit pas combien il est devenu lumineux…