Un autre monde

La pluie tombe dru aujourd’hui et modifie la vision de mon environnement : tout est différent du paysage familier que connaît ma mémoire.

Tant il n’en finit plus de déverser ses eaux, que le ciel semble ainsi descendu à la rencontre du lac.  Tous les camaïeux de gris s’entremêlent et s’amusent à mélanger les éléments du paysage entre eux. À quel endroit se situe la frontière entre l’eau et le ciel ?

Dans une eau devenue malgré tout cristalline, étonnante de transparence, les carpes qui ne savent plus très bien dans quels flots elles évoluent,  marsouinent au plus près de la rive. Nullement craintives, je peux m’approcher pour les observer, sans les effrayer par ma présence. De son vol silencieux, un héron traverse, tel un fantôme, l’étendue offerte à ses ailes majestueuses. Il disparaît dans la brume derrière laquelle, çà et là, se devine la berge opposée. Des esquisses inachevées d’arbres au feuillage ruisselant, surgissent de manière erratique.

La pluie s’intensifie : les gouttes tombent plus serrées et plus épaisses. Elles cinglent la surface des roselières proches et le clapotis monte en puissance. Sur le sentier, ce n’est pas mieux : la végétation n’offre plus aucun abri, transpercée par l’averse qui lacère les jeunes pousses printanières.

Les ruisseaux débordent d’une arrogance impétueuse que je ne leur connaissais pas. Dévalant dans un bouillonnement, ils se précipitent dans le lac pour ne plus faire qu’un avec lui.

Je comprends ce que signifie l’expression : être trempée jusqu’aux os. Depuis longtemps, mes vêtements dégorgent d’eau, mes pas se sont alourdis sous le poids des chaussures détrempées. Je suis imprégnée de pluie, je suis devenue pluie. Vêtue, sans l’avoir voulu, de couleurs grise et beige, il me semble ainsi me fondre dans le décor, me dissoudre dans les éléments de ce paysage.

L’évidence de ce sentiment surprenant se renforce et me trouble au point de m’arrêter. Je prends conscience de la solitude du lieu, de la mienne. Mais cet isolement me plaît, transportée par l’opportunité de la météo dans un univers que je ne soupçonnais pas. Il se dévoile à mes regards, à mes sens et de ce cadeau de la Nature naissent des émotions teintées de reconnaissance. Je ressens la certitude intime que personne d’autre n’est là en ce moment. Je perçois que cette rencontre fusionnelle et cette proximité n’appartiennent qu’à moi.

Je continue alors mon footing, pataugeant dans les flaques, visage offert à la pluie, bras écartés pour étreindre cet instant inoubliable.