L’extrémité

Le jeu est fini
Les sourires s’éteignent
Âme démasquée.

Puissance du feu
Déluge de hurlements
Âme ravagée.

Flammes, destruction
Comme une pierre je coule
Âme lacérée.

Mal à en crever
Envie de tout dégueuler
Âme détruite.

Rien à espérer
De la morphine des pleurs
Âme épuisée.

Crier : Au secours !
Pour quoi faire ? Qui m’entend ?
Âme toujours seule.

Mots pas assez forts
Prisonnière de moi-même
Âme en perdition.

Serait-ce trop tard ?
Tout ce temps qui s’échappe…
Âme disparue.

Vite, de la vie !
Une injection de chaleur
Sinon point final.

De lettres et de plumes

C’est un mot, somme toute, sans véritable prétention :
En effet, seulement deux petites syllabes le composent.
Il n’affiche par ailleurs aucun esprit de compétition :
Sa première lettre n’arrive, rien de bien grandiose,
Qu’en lointaine quinzième position dans l’alphabet.
Vous pourrez l’observer, pourquoi pas, dans un tilleul,
S’épancher en belles tonalités à la pureté exacerbée.
Un brin facétieux, à ma connaissance, c’est vraiment le seul
À réunir l’ensemble des voyelles. Elles entourent jalousement
Son unique et sinueuse consonne, comme le vaste feuillage
Encercle la couronne d’un arbre, artistiquement, délicatement.
D’ailleurs, cet habitat verdoyant et lumineux lui sied à merveille :
Il suffit, dans le silence, d’écouter son ramage et ses roulades
Quand point le frais matin printanier, à l’issue de son sommeil.
Ses notes, son nom, sonnent fraîchement, telle une cascade.

Voici, vous l’aurez deviné, l’ O i s e a u…

La reprogrammation

Il porte le poids de sa vie, le poids d’une vie malmenée, violentée, qui a forgé ce qu’il est devenu. Regarder en arrière permet d’en mesurer l’exacte profondeur vertigineuse. Ne croyez pas qu’il se livre à cet exercice pour s’apitoyer sur son destin. Au contraire, il s’exige, s’impose de comprendre qui il est vraiment, ce qui a structuré l’existence de cet inconnu qui le fixe dans le miroir. Découvrir les mécanismes anciens, les automatismes ancrés depuis longtemps. Au fil des ans, ils se sont creusés, enfoncés dans la profondeur de son être, tels des sillons dont il ne peut s’échapper, où il est englué. Comme l’eau ne peut qu’emprunter toujours le lit de sa même rivière, il ne peut, il ne sait que les suivre pour gérer sa vie actuelle. Il souhaite sortir de ces sentiers battus que furent les siens. Il lui faut aussi décrypter les traumatismes à l’origine de ses profondes blessures, en raviver leur mémoire pour le libérer, une fois pour toutes, des émotions négatives qui leur sont associées et qui se sont enkystées dans ses cellules. Qui est-il vraiment ? Il veut le savoir, avec une détermination proportionnelle à sa peur de ce qu’il va découvrir. 

Aujourd’hui, en effet, il arrive à bout. Il ne peut plus jouer ce rôle auquel il s’était toujours astreint. Il retient depuis trop longtemps ce qu’il avait enfoui, caché au plus profond de son être. Ce qu’il s’était appliqué à faire semblant d’oublier, à minimiser, à tourner en dérision. Il est temps de jeter le masque d’un sourire permanent et affable qu’il avait placardé sur son visage. Il veut être lui-même, se laisser surprendre par une personnalité refoulée parce qu’étouffée et qu’il ne connaît donc pas. Il se donne comme objectif la liberté d’être. Il quittera ses oripeaux et s’avancera vers un chemin de lumière. 

Un impératif s’impose avec urgence : trouver l’exutoire adéquat à cette lame de fond imminente qui va le submerger s’il reste passif. Ce travail va exiger de nouvelles forces de sa part, lui pourtant si fatigué. Toutefois, il est prêt à jeter ses dernières forces dans la bataille. En chemin, il est certain d’en trouver de nouvelles, de différentes. Il s’apprête à souffrir de devoir rouvrir ses blessures pour les analyser telles quelles et non pas telles qu’il les a maquillées. Conscient de tous ces paramètres, il sait aussi que c’est « le » moment dans sa vie pour accomplir ce pas qui le fera avancer. Pour être lui-même. Pour… vivre enfin ! S’il ne saisit pas la balle au bond, tout se refermera et il continuera avec ce poison psychologique qui le gangrène toujours davantage depuis son enfance. 

Il choisit donc le sport sur lequel il jette son dévolu, se lance à perdre haleine dans des activités physiques intenses, multiples. Muscles torturés, limites toujours repoussées, défis relevés aussitôt qu’imaginés. Jusqu’à ce jour. Où le corps casse. Message clair, explicite, sans appel : l’auto-destruction et l’auto-punition ne peuvent rien exorciser. Le « problème » reste intact, entier. Impénétrable. Cette évidence a du mal à s’imposer à son esprit. Mais quand le corps a parlé, c’est toujours lui qui a le dernier mot. 

Désormais tout va très vite en lui. Impossible de refouler ce besoin impérieux de se décharger du carcan qui l’étouffe jusqu’à perdre souffle. Le volcan qui sommeille en lui menace d’exploser. D’énormes brèches qu’il ne parvient plus à colmater comme par le passé, éventrent son calme superficiel habituel. Il perçoit dans son for intérieur ce qui s’apparente à une vague monstrueuse : elle enfle, prend de l’envergure. Une force terrible qui ne demande qu’à s’évacuer. Rapidement. Violemment. Parfois pris d’une irrépressible envie de hurler, il plaque sa main devant la bouche pour se contenir. Il ne peut plus fuir : dos au mur, face à lui-même, face à ses souffrances qu’il prend en pleine poitrine. Obligé de regarder. Contraint à garder les yeux ouverts. Peur de devenir fou, de ne plus rien pouvoir contrôler, lui qui a toujours tout maîtrisé. De terribles angoisses s’abattent sur lui, comme le ferait un oiseau de proie, et le laissent pantelant. C’est le barrage qui lâche, le château de sable qui s’écroule, le craquement de l’arbre qui tombe dans la forêt… 

Que faire alors ? 

Il essaie le dessin, mais son coup de crayon restitue maladroitement sa pensée. Se limiter à quelques esquisses ? Il ne peut s’en suffire. Dans un accès de rage, il griffe parfois le papier jusqu’à le lacérer. Cette crispation irrépressible de sa main autour de ce maudit crayon impossible à maîtriser signe l’échec de sa démarche… 

La peinture ? Un espoir naît en lui. Vite, des toiles, des pinceaux ! Son impatience n’a d’égale que la fulgurance de sa douleur intérieure. Peine perdue… Ses tentatives s’avèrent trop fades et sans relief. Ou alors se soldent-elles par des couleurs violentes, agressives. Des flammes brûlant ses tableaux. 

Le piano ? Il s’est souvent laissé dériver sur une rivière de notes qui l’amenait vers des berges douces où il s’étendait pour se reposer. Il pense donc pouvoir s’exprimer par la musique mais ses doigts maladroits ne lui obéissent pas. Aucune vélocité aérienne. Il ne sait que frapper exagérément sur les touches, ses poings se serrent, il se retient de ne pas les écraser sur le clavier. Ce ne sont pas des notes de musique mais des rugissements ou des plaintes. 

Pris de panique, il n’entrevoit rien autour de lui pour le sauver de ces sables mouvants dans lesquels il sombre. La vue d’une feuille blanche l’inspire subitement, ultime planche de salut. L’écriture serait-elle « la » piste à envisager ? Une suite de mots, alignés les uns après les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne le guideraient vers sa délivrance. Il partirait à leur recherche, les débusquerait vaillamment. Il consulterait la bibliothèque de sa mémoire, interrogerait son cœur et sonderait son âme, car les registres utilisés par chaque partie de son être répondent à des sensibilités différentes. Des mots choisis judicieusement, patiemment pesés, évalués à leur juste valeur. 

Un jour, tout est dit. Ou presque. Il a relu de nombreuses fois, vérifié la concordance avec ce qu’il avait à cœur d’exprimer. Quelle expression bizarre qui parle d’elle-même et montre tout ce qu’un cœur peut contenir de non-dits… Il ne sait même pas quelle est la portée de son récit, il n’arrive même plus à en juger la cohérence, mais comme il se sent soulagé, apaisé, il en conclut que sa tâche est finalisée. Fatigué de cette descente dans les profondeurs de son être, il en a pourtant remonté toute cette vase qui lui donnait la nausée. Vidé de ce travail d’intériorisation, d’exploration, de prise de conscience, il a réussi à purger son passé des chaînes qui l’entravaient. Exténué d’avoir rassemblé tous les morceaux éparpillés du puzzle de son existence, il se trouve enrichi d’un nouveau jeu de cartes dont les principaux atouts sont confiance en soi et soif de vivre. Quand il regarde en lui, c’est le calme de la rivière qui s’écoule enfin après la violence du courant. 

Il reste longtemps songeur, a besoin de reprendre ses esprits… Certes, rien n’est achevé : sa construction personnelle ne fait que commencer. Sa lucidité lui parle déjà d’autres combats à mener. Le point final n’est qu’un objectif lointain. Cependant, il peut s’appuyer sur des bases solides, il se sent armé pour regarder vers l’avenir. Il vient de franchir une étape importante qui l’a amené vers la connaissance de soi, il a dépassé des blocages, des peurs. Sa démarche a mis de la distance avec les tourments qu’il n’a pas encore résolus, mais pour lesquels il est persuadé, qu’en temps voulu, il saura trouver les ressources pour les juguler. 

Alors, il se lève, emmène son chien en balade pour une longue marche. Il respirera à pleins poumons. Avide de cette nouvelle vie, l’air frais et ensoleillé chassera de lui les dernières eaux troubles, nettoiera les dernières zones d’ombre, comblera enfin ces sillons qui étaient devenus sa prison.

Le visiteur de la nuit

Un frôlement infime qui s’attarde sur mon ventre…
Certitude ? Je peux aussi bien me méprendre.
Le sommeil m’a emportée très loin vers des rêves
Au rythme lent desquels ma poitrine se soulève.

Il fait bon, enroulée dans la chaleur de la nuit,
Il fait léger, enveloppée dans ce repos sans bruit.
Alanguie et abandonnée à une forme d’innocence,
Confiante et livrée à une sorte d’insouciance. 

Quand soudain semble se répéter ce geste fortuit.
Aucun doute : ce coquin stratagème se poursuit.
Entre léthargie et réalité, je sens mon ventre palpiter.
Torpeur du corps et de l’esprit, mais sens affûtés.

Mon corps a reconnu depuis longtemps cette main
Qui délicatement et lentement cherche son chemin.
Mes idées sont embrumées, prises d’engourdissement
Alors que mon désir, lui, se manifeste passionnément.

Nos deux mains se retrouvent, se guident tour à tour,
Nos corps se rapprochent désormais sans plus de détour.
J’aime assurément ces moments grisants où tu me domines,
Où je t’appartiens sans conteste dans une danse aérienne.

Les larmes

 

Larmes beaucoup trop longtemps refoulées,
Autant espérées que craintes et redoutées,
Qu’attendez-vous pour enfin vous épancher ?
Que vous faut-il pour finalement vous libérer ?

À quelles souffrances êtes-vous rattachées ?
Où sont ces blessures dont vous vous écoulez ?
Quels secrets inconscients vous alimentent ?
Pourquoi cette source invisible jamais ne s’assèche ?

Faut-il que le barrage de la raison ait été verrouillé,
Faut-il que les vannes du cœur fussent cadenassées,
Faut-il que d’improbables barrières se virent érigées
Pour que les larmes croupissent, emprisonnées…

Ce poison qui s’infiltre patiemment dans l’âme
Finit pourtant, un jour différent de tous les autres,
Par fissurer d’abord puis faire voler en éclats
Tous ces obstacles a priori infranchissables.

Les larmes fusent, dévalent et inondent son être.
Prise de peur à la vue de ce qui semble un désastre,
Elle comprend peu à peu que les terres noyées
Ne servent qu’à perdre pied et égarer tout repère.

Car l’amour rencontré offre cette chaleur et cette force
Qui savent naturellement panser et refermer les plaies.
Il alimente ainsi le terreau de l’espoir et donc de la vie.
Aujourd’hui, l’émotion fait briller dans ses yeux éblouis

… des larmes de bonheur.

Écrire

D’abord, déterminer un sujet qui sera pour moi prétexte à l’écriture. Puis partir à la recherche des mots qui l’exprimeront au mieux, les débusquer vaillamment, car ils ne sont pas toujours accessibles. Ils savent se faire prier en se dérobant à ma quête, jouent les espiègles par des sens dérivés qui ne correspondent pas précisément à mon idée.  

Quelques pistes dignes de confiance peuvent être exploitées : consulter la bibliothèque de ma mémoire, interroger mon cœur et sonder mon âme, car les registres utilisés par chaque partie de mon être répondent à des sensibilités différentes.  

Des termes choisis judicieusement, patiemment pesés, épinglés, évalués à leur juste valeur trouvent déjà leur place sur ma feuille de papier. Savoir retravailler la première esquisse : garder les idées essentielles qui serviront de trame et examiner à la loupe tous les mots qui se présentent à mon esprit pour les trier sans état d’âme et coller ainsi au plus près de ma pensée. Ensuite, les ordonner savamment les uns après les autres, les uns avec les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne guiderait vers l’épilogue. 

Les apprivoiser, les laisser venir… Jouer avec eux, avec leurs couleurs, leurs sens seconds ou sous-entendus. Me laisser porter par leur musicalité. Écrire des partitions où les notes seraient des enchaînements de camaïeux d’émotions. Partir en territoire inconnu, redécouvrir les significations cachées ou oubliées des mots, les possibles ailleurs sur lesquels ils débouchent. 

Les écouter résonner en moi : trouvent-ils écho dans mon cœur ? Puis, en habiller l’histoire qui ne demande qu’à naître et vérifier si ce vêtement cousu de toutes pièces lui sied parfaitement. Il s’agit de ne pas me tromper, d’opérer avec la précision du sculpteur pour ne rien trahir. Un coup de ciseau maladroit, et l’œuvre est défigurée. Une erreur d’appréciation sur un terme brise toute la portée du texte, le dénature. C’est pourquoi il est impératif de se montrer intraitable avec les mots, exiger la quintessence de tout ce qu’ils véhiculent. 

Tel un chef d’orchestre, l’étape suivante consiste à coordonner avec minutie les différentes harmonies suscitées par la musique des enchaînements de mots, donc de phrases. Il faut faire preuve de virtuosité pour donner l’impulsion, insuffler le rythme. Et, crescendo, obtenir ainsi avec maestria une unité parfaite au service de ma pensée.  

Tel le peintre devant sa toile, je m’emploie à marier leurs couleurs pour créer une infinité de tons jamais imaginés, pour inventer des nuances plus subtiles les unes que les autres. Et j’essaie de peindre alors des tableaux qui donneront à mon histoire sa véritable dimension. Je pourrai y entrer par la seule force de ma volonté, parcourir les paysages que j’aurais ainsi créés, m’arrêter pour prendre le temps d’apprécier, me désaltérer de ma poésie.  

Me voilà transformée en musicien de mon âme, en peintre de mon cœur. 

On peut sans conteste parler de magie des mots, d’une alchimie secrète qui leur donne vie dès lors qu’ils sont juxtaposés, qu’ils s’allient pour former des phrases. Pris isolément, leur puissance se limite à leur seule signification. Un esprit avisé les soupçonnera de receler des secrets, saura pressentir leur prestige, leur influence, entreverra les combinaisons possibles entre eux. Combinés, ils sont investis d’un pouvoir incommensurable. C’est l’effet cumulé de l’esprit que chaque mot porte en lui. Interconnexion subliminale que je ne peux expliquer mais qui me livre de belles émotions.  

L’écriture se veut inégale. De temps en temps, je peine à exprimer mon état d’esprit. À d’autres moments, mon crayon ne m’appartient plus. Pris d’une ivresse difficile à refreiner, le graphisme devient compulsif, rapide. Ma pensée court plus vite que ma main et c’est fébrilement que je peine à la suivre, éprise d’une vague angoisse à l’idée de voir mon inspiration se tarir brusquement. 

Parfois encore, je déclame à haute voix ce que j’ai confié à ma feuille de papier. Alors, ce sont d’autres sensations qui fusent en moi, tout prend encore un sens différent, plus profond, plus fort. Le poids des mots monte en puissance. 

Puis je laisse mon récit se décanter. Le temps nécessaire pour que mûrissent les idées, pour qu’éclosent les fleurs semées dans le terreau de l’écriture. Cette dernière est un refuge que je quitte presque à regret pour reprendre pied dans mon quotidien. Pendant cette interruption, un travail intérieur s’opère par à-coups, des portes volent en éclats, des verrous sautent, des réponses s’imposent, des questions s’invitent. Mon sommeil est visité régulièrement par un mot : c’est justement celui-ci que j’ai cherché toute la journée, celui-ci et pas un autre. Vite, le noter quelque part.

 

Je reprends à nouveau mon texte. La frustration grandit de l’insatisfaction éprouvée à la lecture de certains passages. Je m’invective de ne pas trouver les termes propices, modifie, précise quelques points, relègue un mot ou deux pour les remplacer par d’autres plus justes. Je deviens obsédée par la recherche de la précision. Le choix des champs lexicaux, des tournures de phrases tourne au dilemme. Je les choisis méticuleusement, comme un ouvrier consciencieux le fait avec ses outils. 

Enfin, un jour, un soir, comment savoir… je pose définitivement mon crayon, lasse d’avoir autant trituré mon esprit pour un résultat qui m’apporte peu de satisfaction, si ce n’est le soulagement d’avoir mis un point final. Tout est là, du moins l’essentiel. Un regard global sur mon texte lui donne soudainement vie et je vois avec surprise s’envoler tous ces mots pour former un long ruban multicolore qui s’enroule autour de moi. Je me mets à danser en virevoltant sur moi-même, accompagnée par cette écharpe qui en fait autant. J’écarte les bras, tourne, tourne, regarde le ciel vers lequel s’envolent tous mes écrits, ris, pleure… Jusqu’à ce que, fatiguée, je m’allonge sur le sol et que cette écharpe retombe sur moi comme une douce couverture translucide. Elle laisse filtrer ma respiration apaisée par l’odeur de l’herbe et de la terre confondues. Lentement, descendent sur moi les étoiles, tel un infime fragment de la sagesse de l’Univers…

Rester ou quitter le jeu

Elle n’en peut plus, ces dernières années furent épuisantes pour elle. Elle mesure tout le combat qui fut le sien. Elle a relu le désespoir couché sur le papier, revu les abîmes dans lesquels il lui est souvent arrivé de vouloir sombrer, réentendu les gémissements et les hurlements qui lui arrachaient la gorge. Elle a perçu à nouveau la sécheresse de son cœur délaissé, éprouvé les terrifiants manques de son corps, elle a pleuré sur elle. Elle se tient la tête à deux mains, tout se mélange, se fourvoie dans les chemins de sa mémoire, se laisse envahir par la compassion pour cette femme qu’elle a été, pour cette enfant qu’elle fut jadis.

Elle pose un regard sur sa vie, embrasse d’un seul coup d’œil ce que fut son parcours, comme on peut observer un paysage dans sa globalité du haut d’un promontoire. Le point de départ de cette rivière qui coule désormais dans la vallée de sa vie fut cette aridité affective, cette sécheresse sans précédent qui ont failli lui coûter la vie, lui faire perdre la raison. D’ailleurs, elle l’a perdue en partie pour oser, désespérée comme elle l’était, accomplir l’impensable. Instinct de survie qui l’a poussée sur les chemins de la liberté, de la libération, de l’accomplissement d’elle-même ? Peut-être pas jusque-là, mais au moins a-t-elle pris sa destinée en main pour aller chercher le sang qui ne coulait plus dans ses veines, pour aller trouver le souffle qui manquait à ses poumons, la chaleur qui ne circulait plus en elle, pour échapper au froid de la mort qui l’engourdissait peu à peu. Entre la raison et l’intuition, elle a suivi cette dernière pour aller au gré des chemins qu’elle croisait, pour s’aventurer dans des territoires où elle est devenue proie et chasseuse. A instinct de survie ?

Il a fallu détruire pour reconstruire, souffrir et faire souffrir pour sortir la tête de l’eau. Il a fallu se battre, encore et encore, donner de sa vie pour pouvoir en gagner. Se peut-il qu’un jour jaillisse de ce tas de gravas une fleur sauvage ?

Se libérer

Il porte le poids de sa vie, le poids d’une vie malmenée, violentée, qui a forgé ce qu’il est devenu. Regarder en arrière permet d’en mesurer l’exacte profondeur vertigineuse. Ne croyez pas qu’il se livre à cet exercice pour s’apitoyer sur son destin. Au contraire, il s’exige, s’impose de comprendre qui il est vraiment, ce qui a structuré l’existence de cet inconnu qui le fixe dans le miroir. Découvrir les mécanismes anciens, les automatismes ancrés depuis longtemps. Avec le temps, ils se sont creusés, enfoncés dans la profondeur de son être, tels des sillons, dont il ne peut s’échapper. Comme l’eau ne peut qu’emprunter toujours le même lit de sa rivière, il ne peut que les suivre pour gérer sa vie actuelle. Il souhaite sortir de ces sentiers battus, de ses sentiers. Il lui faut aussi décrypter les traumatismes à l’origine de ses profondes blessures, en raviver leur mémoire pour le libérer, une fois pour toutes, des émotions négatives qui leur sont associées et qui se sont enkystées dans ses cellules. Qui est-il vraiment ? Il veut le savoir, avec une détermination proportionnelle à sa peur de ce qu’il va découvrir. 

Car aujourd’hui, il arrive à bout. Il ne peut plus jouer ce rôle auquel il s’était toujours astreint. Il retient depuis trop longtemps ce qu’il avait enfoui, caché au plus profond de son être. Ce qu’il s’était appliqué à faire semblant d’oublier, à minimiser, tourner en dérision. Il est temps de jeter le masque d’un sourire permanent et affable qu’il avait placardé sur son visage. Il veut être lui-même, se laisser surprendre par une personnalité refoulée. Il se donne comme objectif la liberté d’être. Et pour cela, il est prêt à jeter ses dernières forces dans la bataille. Pour en trouver de nouvelles, différentes. Il quittera ses oripeaux et s’avancera sur un chemin de lumière. 

Tout va très vite désormais en lui. Impossible de refouler ce besoin impérieux de se décharger du carcan qui l’étouffe jusqu’à perdre souffle. Le volcan qui sommeille en lui menace d’exploser. D’énormes brèches s’éventrent qu’il ne parvient plus à colmater comme par le passé. Il perçoit dans son for intérieur ce qui s’apparente à une vague monstrueuse : elle enfle, prend de l’envergure. Une force terrible qui ne demande qu’à s’évacuer. Rapidement. Violemment. Parfois pris d’une irrépressible envie de hurler, il plaque sa main devant la bouche pour se contenir. Il ne peut plus fuir : dos au mur, face à lui-même, face à ses souffrances qu’il prend en pleine poitrine. Obligé de regarder. Contraint à garder les yeux ouverts. Peur de devenir fou, de ne plus rien pouvoir contrôler, lui qui a toujours tout maîtrisé. De terribles angoisses s’abattent sur lui, comme le ferait un oiseau de proie, et le laissent pantelant. C’est le barrage qui lâche, le château de sable qui s’écroule, le craquement de l’arbre qui tombe dans la forêt… 

Un impératif s’impose avec urgence : trouver l’exutoire adéquat à cette lame de fond imminente qui va le submerger s’il reste passif. Ce travail va exiger de nouvelles forces de sa part, lui pourtant si fatigué. Il va à nouveau souffrir de devoir rouvrir ses blessures pour les examiner telles quelles et non pas telles qu’il les a maquillées. Il est conscient de tout cela. Mais il sait aussi que c’est « le » moment. Le moment dans sa vie pour accomplir ce pas qui le fera avancer. Pour être lui-même. Pour… vivre enfin ! S’il ne saisit pas la balle au bond, tout se refermera et il continuera avec ce poison psychologique qui le gangrène toujours davantage depuis son enfance. 

Il jette son dévolu sur le sport, se lance à perdre haleine dans des activités physiques intenses, multiples. Muscles torturés, limites toujours repoussées, défis relevés aussitôt qu’imaginés. Jusqu’à ce jour. Ce jour où le corps casse. Message clair, explicite, sans appel : l’auto-destruction et l’auto-punition ne peuvent rien exorciser. Le « problème » reste intact, entier. Impénétrable. Cette évidence a du mal à s’imposer à son esprit. Mais quand le corps a parlé, on ne peut que l’écouter. 

Il essaie le dessin, mais son coup de crayon restitue maladroitement sa pensée. Se limiter à quelques esquisses ? Il ne peut s’en suffire. Dans un accès de rage, il griffe parfois le papier jusqu’à le lacérer. Cette crispation irrépressible de sa main autour de ce maudit crayon impossible à maîtriser signe l’échec de sa démarche…  

La peinture ? Un espoir naît en lui. Vite, des toiles, des pinceaux ! Son impatience n’a d’égale que la fulgurance de sa douleur intérieure. Peine perdue… Ses tentatives s’avèrent trop fades et sans relief. Ou bien se soldent-elles par des couleurs violentes, agressives. Des flammes brûlant ses tableaux.  

Le piano ? Il s’est souvent laissé dériver sur une rivière de notes qui l’amenait vers des berges douces où il s’étendait pour se reposer. Il pense donc pouvoir s’exprimer par la musique mais ses doigts maladroits ne lui obéissent pas. Aucune vélocité aérienne. Il ne sait que frapper exagérément sur les touches, ses poings se serrent, il se retient de ne pas les écraser sur le clavier. Ce ne sont pas des notes de musique mais des rugissements ou des plaintes. 

Que faire alors ? 

L’écriture serait peut-être une piste à envisager. Une suite de mots, alignés les uns après les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne le guideraient vers sa délivrance. Il partirait à leur recherche, les débusquerait vaillamment. Il consulterait la bibliothèque de sa mémoire, interrogerait son cœur et sonderait son âme, car les registres utilisés par chaque partie de son être répondent à des sensibilités différentes. Des mots choisis judicieusement, patiemment pesés, évalués à leur juste valeur.

Jouer avec eux, avec leurs couleurs, leurs sens seconds ou sous-entendus. Se laisser porter par leur musicalité. Il écrirait des partitions où les notes seraient des enchaînements de camaïeux d’émotions. Partir en territoire inconnu, redécouvrir les significations cachées ou oubliées des mots, les possibles ailleurs sur lesquels ils débouchent.  

Les apprivoiser, les laisser venir… Les écouter résonner en lui : trouvent-ils écho dans son cœur ? Puis, en habiller l’histoire qui le hante, les ressentis qui l’habitent, et vérifier si ce vêtement cousu de toutes pièces leur sied parfaitement. Il s’agit de ne pas se tromper, d’œuvrer avec la précision du sculpteur pour ne rien trahir de ce qui doit être dit, de ce qui doit être hurlé.  

Il se montrera intraitable avec eux, exigeant la quintessence de tout ce qu’ils peuvent véhiculer.  

Tel un chef d’orchestre, il coordonnera avec minutie les différentes harmonies suscitées par la musique des enchaînements de mots. Ce virtuose qu’il sera devenu, donnera l’impulsion, insufflera la pulsation commune. Et, crescendo, il obtiendra avec maestria une unité parfaite au service de sa pensée. Car il en a les clés. 

Tel un artiste, il mariera leurs couleurs pour créer une infinité de tons jamais imaginés, pour inventer des nuances plus subtiles les unes que les autres. Et il peindra alors des tableaux qui donneront à son histoire sa véritable dimension. Il pourra y entrer par la seule force de sa volonté, afin de parcourir les paysages de sa vie, s’arrêter pour prendre le temps de réparer. Des tableaux desquels il pourra se reculer pour embrasser d’un seul coup d’œil ce qu’il vécut. 

Car il connaît la magie des mots, l’alchimie secrète qui leur donne vie dès lors qu’ils sont juxtaposés, qu’ils s’allient pour former des phrases. Pris isolément, leur puissance se limite à leur seule signification. Un esprit avisé les soupçonnera de receler des secrets, saura pressentir leur prestige, leur influence, entreverra les combinaisons possibles entre eux. Combinés, ils sont investis d’un pouvoir incommensurable. C’est l’effet cumulé de l’esprit que chaque mot porte en lui. Interconnexion subliminale qui nous échappe mais nous livre de belles émotions. 

Parfois, il déclame à haute voix ce qu’il a déjà exprimé. Alors, ce sont d’autres sensations qu’il ressent, tout prend encore un sens différent, plus profond, plus fort. Les mots sont les larmes de son âme. C’est une prière qu’il récite, un exorcisme qu’il prononce. 

Puis il laisser son récit se décanter. Les mots sont un refuge qu’il quitte à regret pour reprendre pied dans son quotidien. Pendant cette interruption, un travail intérieur s’opère par à-coups, des portes volent en éclats, des verrous sautent, des réponses s’imposent, des questions s’inscrivent en lettres de feu. Il est réveillé en pleine nuit, pris d’une envie d’écrire. Un mot le tire de son sommeil : c’est celui-ci qu’il a cherché toute la journée, celui-ci et pas un autre. Vite, le noter quelque part. Il est épuisé. 

Il reprend à nouveau son écriture. N’est pas satisfait de certains passages, modifie, précise certains points, range certains mots pour les remplacer par d’autres plus justes. S’oblige à de la pudeur autant qu’il s’astreint à crier la vérité. Il choisit ses termes comme un ouvrier le ferait avec ses outils, un peintre avec ses pinceaux. 

Un jour, tout est terminé. Il a relu de nombreuses fois, vérifié la concordance avec ce qu’il avait à cœur d’exprimer. Quelle expression bizarre qui parle d’elle-même et montre tout ce qu’un cœur peut contenir de non-dit… Il ne sait même pas quelle est la portée de son récit, il n’arrive même plus à en juger la cohérence, mais comme il se sent soulagé, apaisé, il en conclut que sa tâche est terminée. Fatigué, vidé… Quand il regarde en lui, c’est une grande prairie, sans rochers, sans accident de terrain, sans précipice où il peut entendre la chanson de la brise parfumée. Le soleil réchauffe l’herbe recouverte de rosée et les fleurs endormies répondent à sa douce caresse.  

Il reste longtemps songeur ou bien est-ce pour reprendre ses esprits… Puis, se lève, emmène son chien en balade pour une longue marche pendant laquelle il respirera à pleins poumons. Avide de cette nouvelle vie, l’air frais et ensoleillé chassera de lui les dernières eaux troubles, nettoiera les dernières zones d’ombre, comblera les sillons trop longtemps parcourus.

Disparition

Parti sans laisser
De trace ni de message,
Envolé sans bruit.

Qui l’a aperçu
Depuis la dernière fois ?
Qui l’a entendu ?

Pourquoi ce départ ?
Fuite ou disparition ?
Autant de questions…

Je suis parti, oui,
Sans aucun état d’esprit
Sans raison, sans but.

Tel un funambule
Sur le fil de son histoire,
Perdu dans ma vie.

Je cherche un port
Ou bien je cherche ma fin ?
Je ne sais plus trop.