Le marchand de tableaux

Jpeg

Le marchand de tableaux

C’est un marchand de tableaux haut en couleurs. Son minuscule atelier n’est pas facile à dénicher, pénalisé par une devanture anodine, impersonnelle, cerné de grands magasins qui l’étouffent de leurs vitrines criardes. Si aujourd’hui je suis capable de le situer et d’y revenir, j’en ignorais son existence jusqu’à… Mais laissez-moi vous conter cette histoire…

Ce jour d’été, je flâne nez au vent dans les vieux quartiers de la Ville Rose. J’en connais bien ses venelles étroites bordées de portes cochères aux sculptures délicates abritant des cours intérieures. J’en apprécie ses petits hôtels particuliers aux façades agrémentées de moulures et autres ornements extérieurs.

J’erre là où mes yeux m’entraînent. Captivée, ici, par une fresque dessinée au-dessus d’une porte, là, par un vitrail chamarré, je me focalise sur les détails architecturaux, ravie de parfaire ma connaissance intime de cette ville.

Soudain, un coup de tonnerre fracassant au-dessus de moi. Je n’ai pas vu s’opérer ce changement de temps, aussi brusque qu’imprévu. Un jour sale et jaunâtre a remplacé la lumière du soleil, chassée par un ciel noirci à la suie.

Les briques roses ne renvoient plus que la tension électrique du moment et l’air lourd semble vouloir écraser les bâtiments.

Je m’arrête, surprise par ce brusque changement de météo. J’observe le vent, canalisé par les murs élevés qui m’entourent, s’enfler de violence, emporter en tourbillons de poussière, feuilles et débris divers.

Il précède l’arrivée de la pluie qui s’abat bientôt sur moi avec fureur et ne me laisse pas d’autre choix que courir en quête d’un abri. Où aller ? Je patauge bientôt dans les flaques, mes habits collent à ma peau et mes yeux sont remplis d’eau.

Un renfoncement surgit dans mon champ de vision. Pas de temps à perdre : je me réfugie sur le pas de ce qui paraît être une boutique. Recroquevillée sur moi-même, je me pelotonne contre la porte pour échapper au déluge, lorsqu’elle cède brusquement, m’entraînant vers l’intérieur.

« Fermez donc cette porte ! Vous voulez donc nous inonder ? » lance une voix impérieuse.

Autour de moi, tout est sombre. La petite pièce que je peine à découvrir est plongée dans l’obscurité, sans doute en raison d’une coupure d’électricité dans le quartier. En refermant la porte, je constate l’étroitesse des vitrines. C’est à peine si elles doivent suffire à éclairer l’intérieur par temps clair. Pourtant, il me semble entrapercevoir des cadres sans y distinguer ce qui est représenté. Plus près de moi, un chevalet fait le grand écart pour soutenir une immense toile en format paysage, mais… rien n’a encore été peint dessus.

« Vous cherchez quoi ? » reprend la voix caverneuse pour l’instant sans visage.

Le ton de la question me fait sursauter.

Je me ressaisis, repousse la mèche de cheveux qui barre mon visage, ajuste ma tenue. Mes pieds flottent dans leurs chaussures détrempées. Je suis consciente de mon apparence hirsute, surtout lorsqu’autour de moi, sur le plancher ciré, je découvre çà et là de nombreuses traces d’eau gouttant de mes vêtements mouillés.

« Excusez mon intrusion, Monsieur, je cherchais à m’abriter de la pluie devant votre porte. J’ai dû m’appuyer trop fort et… »

L’homme s’approche d’un pas traînant. Je discerne enfin sa silhouette puis le distingue précisément lorsqu’il se plante à deux pas de moi.

Petit, trapu, sans âge, vêtu d’une grande veste d’intérieur au velours élimé, d’un pantalon sans forme et de pantoufles en fin de vie, il arbore une chevelure grise mais surtout indisciplinée et hirsute qui a oublié certainement ce qu’était un peigne. Son visage retranché derrière des lunettes à monture épaisse surmonte une barbe broussailleuse qui mange ses joues. A ses oreilles pendent de petites boucles en forme de scarabée. Sou cou disparaît sous une écharpe mitée.

Un peu voûté, ses mains cachées dans le dos, renfrogné, dirait-on. Le genre de personne qui ne suscite pas d’emblée la sympathie. Dans le silence qui s’est installé, le temps s’arrête.

Il m’examine des pieds à la tête d’un petit œil noir et vif qui finit par me convaincre que je suis dans un autre univers. Autour de moi, les murs bas pourraient être ceux d’un réduit ou d’une cave et dans les angles, l’obscurité est impénétrable.

Je domine d’une tête le propriétaire de cet antre, mais il en émane une telle présence que je me sens toute petite. Mon malaise s’accroît de minute en minute. Dehors, la pluie continue à se déverser, me prive ainsi de l’espoir d’une fuite salvatrice.

« Attendez-moi », lance-t-il brusquement en s’éloignant vers l’arrière-boutique.

L’attendre ? Jamais ! Pourquoi faire confiance à un inconnu dans pareille situation ?

Pourtant, quand il se retourne, un sourire étrange habille son regard. Une personnalité atypique, sûrement. Ma curiosité me pousse à en savoir davantage alors que ma raison me commande de partir sur-le-champ et que le froid me fait grelotter.

Il passe derrière un rideau. Je profite de son absence pour étudier les lieux.

Autour de moi, des tables sortent lentement de l’obscurité. Elles croulent sous une quantité considérable de pots de peinture, des pinceaux aux formes diverses : langues de chat, angulaires, éventails, balais… Des toiles de lin, de coton de toutes dimensions, sont appuyées debout, au garde-à-vous, contre les murs ; je note également des fioles en verre de tailles différentes contenant des liquides indéfinissables, des crayons, des gommes… un véritable capharnaüm… Je prends le temps d’observer, de répertorier tout ce matériel hétéroclite que je reconnais comme étant du matériel de peinture à l’huile, activité que je pratique moi-même à mes heures perdues. Voilà certainement des glacis, là, des couteaux, des fusains pour les esquisses, du vernis hollandais. Comme j’aimerais posséder ne serait-ce qu’une petite partie de tout ce fatras ! Des chiffons maculés ont été oubliés un peu partout, des chevalets sont en rupture d’équilibre, ensevelis sous plusieurs toiles qu’ils soutiennent vaillamment de leur trépied. Tout est enchevêtré… Le rangement ne paraît pas être la qualité première de ce personnage peu commun.

Il revient et s’exclame :

« Vous devez avoir froid, avant d’ajouter : un thé bien chaud va vous requinquer. »

Surprise, je me sens poussée dans un fauteuil qui se trouvait derrière moi, lequel, de surprise, ne peut retenir quelques grincements.

Quelques instants plus tard, un mazagran fumant au creux des mains, je déguste le breuvage largement amélioré de miel. Un bien-être engourdit mon corps d’une douce chaleur et détend l’atmosphère, quand fuse une question :

« Aimez-vous mes tableaux ? » demande-t-il d’un geste large de la main, en désignant ses soi-disant compositions aux murs.

Je ne comprends pas… De quoi parle-t-il ? Certes, il y a bien des toiles un peu partout, on dirait d’ailleurs qu’elles ont été abandonnées par un artiste en manque d’inspiration ou que le temps a décoloré les histoires qu’elles racontaient très longtemps auparavant. Car… elles sont vierges de toute peinture, désespérément blanches. A peine certaines reflètent-elles une vague esquisse de projet visiblement délaissé… Probablement s’impatiente-t-il car je l’entends maugréer :

« Que pensez-vous de mes tableaux ? »

Je me hasarde du bout des lèvres à une tentative de réponse :

« Eh bien, c’est-à-dire que je… »

Je suis prise au dépourvu, mais il me sauve d’une réponse qui peine à trouver son chemin, en continuant :

« Peut-être avec un peu plus de lumière, cela ira mieux ». Il tend la main vers un interrupteur : aurait-il oublié la coupure d’électricité liée aux intempéries ? Jugez alors de mon étonnement lorsque, contre toute attente, des éclairages tamisés surgissent, me dévoilent une pièce aux teintes chaudes insoupçonnées, dont les murs offrent, disposées de façon à les mettre en valeur, de nombreuses toiles… Mais toutes d’une blancheur immaculée !

Pourquoi ne sont-elles pas peintes ? J’ai besoin d’explications… Dans ma tête, c’est l’incompréhension. Pourquoi me demander un avis ? Cet homme vendrait donc des toiles « vides » pour lesquelles il me demande d’émettre une opinion ? La situation est si incongrue ; je ne trouve pas le moindre élément de réponse.

« Alors ? » me presse-t-il, un brin d’agacement dans la voix.

Maintenant, j’en suis sûre, cet homme est farfelu ou pire. Je vais prendre mon courage à deux mains, lui répondre franchement que je ne vois rien, quitter ces lieux sans tarder, qu’il pleuve encore ou pas. Or, le sourire espiègle que je surprends sur son visage me stoppe net. Et lorsque ses yeux se reportent sur les toiles en question, je fais de même. Peut-être quelque chose m’a-t-il échappé ?

« Regardez bien ! m’intime-t-il. Soyez patiente et… ouvrez grands les yeux ! »

De bonne grâce, j’accepte. Juste cinq minutes, me dis-je, pour ne pas le décevoir. Il m’a offert l’hospitalité, je peux bien lui concéder quelques instants. Je ferai semblant de m’émerveiller et puis je partirai, en le laissant à ses rêves de vieux fou… Car il en est un, j’en suis maintenant sincèrement persuadée.

Reprenant ma place dans le fauteuil, je m’abandonne à la contemplation de ces toiles vides. Je me sens curieusement détendue, aucun bruit extérieur ne me parvient. Mes yeux se perdent au loin…

Un battement de paupières suffit pour que sur une toile, en haut, à droite, apparaisse brusquement l’esquisse d’un pêcheur arc-bouté au bord d’une rivière majestueuse. Les couleurs et les détails de la scène se précisent peu à peu. Le dos courbé, il bataille afin de ramener assurément une grosse prise. La représentation est si réaliste que je suis transportée à ses côtés. La canne à pêche ploie dangereusement. La prise cherche à se décrocher de l’hameçon mais le pêcheur persévérant sait apparemment de quelle manière fatiguer l’animal pour l’amener peu à peu vers son épuisette. D’ailleurs, je l’encourage par mes cris et mes gesticulations. Quand dans un ultime sursaut de défense, le poisson saute de son élément, les éclaboussures qu’il produit se transforment en un magnifique arc-en-ciel qui, comble de mon étonnement, s’échappe du tableau pour illuminer le plafond de la boutique et retomber en myriades d’étincelles multicolores sur les toiles voisines. Mes yeux fixés sur les toiles, je suis éberluée par le spectacle auquel je viens d’assister.

« Comment… comment est-ce possible… ?»

Je me tourne vers mon artiste fou pour obtenir des éclaircissements à ce véritable tour de magie : il est lui aussi pris dans la contemplation de son œuvre. Alors je me tourne à nouveau vers ce paysage vivant où d’autres décors prennent forme.

Je me surprends à aimer ce qui apparaît sur un autre tableau : une scène de rue. C’est jour de marché, visiblement. Les clients flânent au hasard des stands regorgeant de fruits et légumes nourris de soleil. Il émane une ambiance légère, chaleureuse. Un peu plus loin, un marchand de confiseries voit fondre sur lui une nuée de gamins avides de sucreries. Moins surprise à présent, je me délecte à la découverte des moindres détails. Un vent léger fait bruire les feuilles des platanes qui dispensent leur ombre généreuse sur les clients attablés aux terrasses des cafés. Images empreintes de sérénité, de douceur de vivre qui s’enchaînent au fur et à mesure que je découvre les autres toiles… à moins qu’elles ne s’animent d’elles-mêmes de touches colorées et de vie ?

Je continue mes pérégrinations. Je me perds volontiers et sans retenue dans la contemplation d’une ligne de montagnes féériques que je survole. Plus loin, des couchers de soleil hallucinants de beauté, des portraits dont les regards se perdent dans l’infini… Je deviens peu à peu cet infini…

Au bout d’un temps que je ne saurais définir, tout semble ralentir, devenir flou jusqu’à disparaître totalement. Les toiles paraissent exsangues, ainsi privées de toute peinture. Où a donc fui tout ce que j’ai admiré ? Je n’ai pourtant rien imaginé… Revenue au présent, à la réalité. Dommage… La pluie a cessé, me disent les rires des enfants que j’entends sauter dans des flaques. Le parquet craque légèrement, s’étire sous la caresse des rayons de soleil obliques qui entrent maintenant par les fenêtres. Les murs empruntent à la lumière revenue tous les camaïeux d’ocre qu’ils combinent harmonieusement.

L’illusionniste sourit tranquillement devant mon air éberlué, devance mes questions en prenant calmement la parole :

« Quand vous avez fait irruption dans mon atelier, vous portiez dans les yeux ce regard rêveur et perdu propre à tout artiste… Leur teinte même joue avec celles de la Nature ; ils reflètent ce qu’elle vous donne à apprécier. Quant à votre visage, il m’a raconté votre capacité à vous émerveiller, à vous laisser surprendre… »

Quel étrange discours… Je ne peux m’empêcher de me demander où il veut en venir. Pourtant, ses propos font écho en moi. Il reprend :

« C’est ce que j’ai immédiatement perçu en vous dès votre arrivée, bien qu’intempestive. Je ne suis pas prestidigitateur, contrairement à vos conclusions. Je suis un modeste artiste-peintre qui essaie tout simplement de peindre ce que je viens de vous décrire. De vous traduire.

Voyez-vous, un peintre doit s’efforcer d’habiller ses œuvres des couleurs de la vie, de les animer de son souffle. Pour lui, ce sont les ingrédients d’un résultat réussi, c’est l’essence même de sa raison d’être et de peindre. Quiconque flâne dans ses tableaux doit pouvoir s’évader, se ressourcer, s’émerveiller, retrouver son âme d’enfant, succomber à la poésie du moment, et s’ouvrir à la beauté du monde. Car la beauté esthétique ou contemplative nourrit, elle est source de satisfaction et élève l’âme vers une conscience fugitive de l’expression de la vie. 

Vous êtes passée à côté de mes tableaux sans rien voir, parce que vous n’étiez pas du tout réceptive, au moment où vous êtes entrée. Mais dès lors que je vous ai placée face à eux, vous avez su vous laisser happer par ce qui vous a été révélé, vous avez su non pas voir mais regarder. Il suffisait pour cela de lâcher prise. Facile à réaliser en apparence, mais beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. N’y parvient pas qui veut. La pluie vous a lavée de tous vos a priori, a nettoyé vos yeux pour vous autoriser à aller au-delà des apparences. C’est à ce prix-là que commence le voyage émotionnel. »

Un silence léger flotte entre nous deux. Il m’est nécessaire, j’en ai besoin pour peser chaque mot, pour apprécier la force de son message… que je comprends, d’ailleurs. C’est une leçon. Mieux, un enseignement, comme un maître à son élève.

« Voilà, mon petit… N’oubliez jamais de faire vibrer d’émotions renouvelées les musiques colorées de vos tableaux… Et maintenant, vous pouvez partir, du travail m’attend… »

Je ne me souviens plus exactement de quelle façon je prends congé. Je me retrouve dans la ruelle, le cœur plein de gratitude pour cet artiste fantastique et prodigieux qui vient de m’ouvrir les yeux sur… le talent et l’art de le communiquer.

Depuis, je me sens investie d’une mission : me voici dépositaire d’un cadeau précieux. A moi de réfléchir à ce que je vais en faire. Je sais déjà, en mon for intérieur, qu’il m’appartient, à mon tour, de le transmettre à celui qui tressaillira de la même sensibilité. Une sensibilité qui lui ouvrira les portes d’un voyage intérieur profond autant qu’enrichissant.

Moi aussi, j’ai du travail !

 

 

 

 

Un secours

 

Je suis inquiète… Voilà déjà un moment que le brouillard m’a engloutie. Je baigne dans un univers ouaté mais humide qui assourdit chaque bruit, chaque pas et vole même jusqu’à l’écho de ma voix. Un quart d’heure plus tôt, la montagne, baignée de la chaleur lumineuse du soleil, m’incitait à flâner, à m’asseoir dans les flaques vertes d’une pelouse de plus en plus erratique au fur et à mesure que je m’élevais en altitude.

Puis, un nuage s’était formé. Très rapidement, il s’était dilaté pour tout ensevelir. Je me sentais décontenancée, cela s’était passé si vite… Je n’avais pas eu le temps de prendre mes repères visuels.

J’évolue désormais dans un monde uniquement minéral, je dois traverser à vue les pierriers à flanc de montagne pour retrouver au-delà un chemin bien tracé.

J’écarquille mes yeux pour repousser les limites imposées par le brouillard. Il va sûrement se dissiper aussi vite qu’il est arrivé. Je fais volte-face pour me rassurer. Mais l’évidence ne me laisse aucun doute : je suis bel et bien sa prisonnière. Quel que soit l’endroit où se porte mon regard, au-dessus, à gauche, de l’autre côté, je suis aveugle.

Je perds toute notion d’espace : n’avais-je pas noté mentalement, la présence proche d’une barre rocheuse à contourner impérativement pour éviter le plongeon ? Je finis par ne plus savoir si je monte ou maintiens la même trajectoire. Même le temps s’estompe et je ne parviens plus à décider, dans ces camaïeux de gris et de blanc, si c’est encore le jour ou déjà le crépuscule.

Des gouttelettes en suspension se déposent froidement sur mes bras dénudés, mes cheveux arborent de minuscules perles diaphanes. Je frissonne. Chaque respiration m’oblige à inhaler cette brume, elle glace mes poumons, prend possession de tout mon être, m’a digérée. Un enfer blanc qui m’absorbe.

Je sens s’insinuer et monter le long de mes membres un sentiment qui me paralyse : la panique. C’est une peur primaire, ancestrale qui m’étreint. Traquée par un ennemi invisible que mon imagination fébrile esquisse.

Quelques variations de gris autour de moi signalent l’approche rapide de la nuit ; elle jette déjà son encre sur ce qui doit être le ciel, indifférente à ma détresse.

C’est un souffle venu de nulle part qui déchire soudain ce brouillard impassible pour me laisser, l’espace d’un instant, entrapercevoir une forme humaine, une vingtaine de mètres devant moi.

Une silhouette silencieuse et solitaire. D’abord abusée par mes yeux, je bénis cette présence réconfortante. Je la hèle.

Pourtant son immobilité me détrompe. Me déçoit.

Pourtant, j’éclate tout aussitôt de joie autant que de soulagement. C’est un amas de pierres dressé aussi haut que possible, étayé à chaque passage d’alpiniste d’une pierre supplémentaire : un cairn, qui me sauve. Il a pour vocation d’indiquer l’itinéraire à suivre. Je suis donc sur la bonne voie.

Désormais, je continue à avancer, de cairn en cairn. Le chemin descend progressivement vers la vallée, je finis par émerger de cette nappe de coton que je laisse accrochée aux parois des montagnes.

La nuit est tombée brusquement, une bruine tombe dru, mais peu importe. Mes pas empruntent un chemin balisé. Bientôt, les premières lueurs du village me réchauffent le cœur et je songe, exaltée, au chocolat chaud qui m’attend.

Je songe à nouveau à ma mésaventure, quelque peu honteuse en me trouvant bien pleutre… Pourtant, si des cairns guettent immuablement l’alpiniste ou le randonneur égaré pour le rassurer, c’est donc que d’autres ont connu ces mêmes moments d’égarement…

Je retournerai là-haut, lorsque la météo sera favorable et j’apporterai ma pierre à cet édifice salvateur…

Le passage

 

J’ai découvert un chemin étonnant, peuplé de visions étranges, bordé de paysages fantastiques invisibles à d’autres yeux que les miens. Son départ n’est pas bien marqué. Ou bien est-ce mon imagination qui le dessine pour moi, comme une invitation à suivre cette voie incertaine ? Insensiblement, j’en ai franchi les premières longueurs.

Je le suis d’abord sans conviction, me hasarde dans l’impénétrable, persuadée qu’il ne mènera nulle part. Et si nulle part était en soi ma destination ?

Enfin, le chemin s’élargit. A bien y réfléchir, c’est peut-être moi qui l’ai défriché, tentée par ce que je pressentais trouver. Il sinue, je n’aperçois jamais la fin, ma curiosité constamment maintenue en éveil.

Des zones de pénombre se meuvent en silence, me rejoignent et me cernent. D’où viennent-elles, d’ailleurs, puisque je ne saurais dire si le ciel éclairait jusqu’alors ma progression. Des gris, des noirs et des sombres envahissent mon espace visuel, resserrent leur étreinte. La peur m’emboite le pas. Mon ombre aussi, accompagnée de sa propre ombre, encore plus noire. Elles s’infiltrent en moi, s’imposent comme l’expression d’une part inconnue de moi-même. Au demeurant impossible à réfréner. Avec quelles intentions ? A chaque foulée, mes repères s’évanouissent. Même le sol se dilue dans la nuit. Place aux marécages qui retiennent mes forces. Dans un bruit de succion, ils annihilent ma volonté.

Rebrousser chemin serait plus sûr, il en est encore temps. Mais je ne m’appartiens plus. Me voici détachée de la réalité. J’en ai perdu la clé. Ce lieu exerce sur moi un pouvoir fascinant auquel je ne peux me soustraire. Il a paralysé ma raison ; sa voix est moins qu’un murmure. Un sentiment nauséeux s’installe en moi, causé par cette attraction irrésistible dont je suis victime. Victime ou en recherche ?

Le chemin descend maintenant dans des mondes souterrains. La noirceur s’intensifie. Fantômes et cauchemars me harcellent de toutes parts. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Je bascule sur le toboggan intérieur de mon être. Je le dévale sans plus rien maîtriser. Mes pensées tourbillonnent, accélèrent, s’entrechoquent et se heurtent dans mon crâne, prêtes à le faire exploser. Ce doit être cela avoir des bleus à l’âme… ai-je le temps de penser, malgré moi.

Soudain, un flash électrique dans les ténèbres de mon âme. Avec fulgurance, un paradoxe surgit devant moi : je suis là, j’existe bel et bien, et pourtant je sombre. Le rideau de mes paupières me refuse son rôle protecteur : je ne peux que constater. Suis-je devenue une morte-vivante à respirer ce lieu funeste et cauchemardesque ? Ou bien étais-je déjà celle-là avant de commencer ce voyage ?

Il y a urgence. Le temps presse. Lentement, mon corps semble basculer. Inexorablement, un point de non-retour se profile. Me voilà irrésistiblement attirée. Me décrocher de cet ailleurs… Son appel, je l’entends… Non, ce n’est pas un appel. C’est une attraction. Hypnotisée… Oui, je suis hypnotisée. Engluée. Existe-t-il une issue ? De quel côté ? Mais pourquoi chercher ? Ne plus faire d’effort, me laisser aller… Je navigue entre deux mondes, je dérive. Tendre les bras, essayer d’agripper une ébauche de velléité ? A quoi bon ? Le voudrais-je que je ne le pourrais pas. Entre envie et volonté, je rends les armes.

Glisser au-delà, au-delà de moi-même, descendre sans fin, flotter au gré des courants, d’un univers à l’autre, visiter des lieux que personne n’a jamais contemplés, des lieux troubles, interdits… Voilà ce qui habille mon désir, ce qui m’envoute.

Ce passage m’a conduite au seuil d’un monde qui se dessine de regard en regard. Je hume déjà d’autres parfums que je ne connais pas. Est-ce la liberté qui m’attend au bout ou bien la folie ? De quel côté se situent l’une et l’autre ? Je suis désorientée. Derniers questionnements avant de m’abandonner totalement.

Une voix cisaille violemment cet enfer : « Arrête ! » D’un seul coup, tout se fige autour de moi. Tout est relativisé, recule, se retire comme la vague sur la plage. L’étau se relâche.

Ma conscience soudain réanimée, je remonte comme un automate, péniblement, à la force des bras. J’obéis. Machinalement. Je rampe sur les décombres de ma vie. Mais mon corps se fait lourd, mon âme m’exhorte à rester au fond, exigeant de visiter ces autres mondes que je devine. Elle me défie et se moque de mes hésitations. J’entends des incitations mystérieuses autant qu’impérieuses : « Retourne-toi, viens voir… Juste une fois. »

Grande alors est la tentation de céder, de quitter cette vie que je traverse en ayant parfois l’impression de ne pas l’habiter. J’ai le vertige. Dois-je lâcher ou tenir ? Pour qui ? Pour quoi ? Cet autre ailleurs qui se laisse entrevoir, je le sens à portée de main, à portée de pensée. Est-ce ainsi que se dévoile la folie ? Est-ce ainsi qu’elle déploie ses pièges ?

Mais la voix insiste d’une autre façon : « Arrête, Maman ! »

Je sais maintenant ce que j’ai à faire.

 

 

Apprentie-sorcière

J’étais… plutôt contrariée. Je savais, pour avoir fréquenté certaines lectures…

J’ai rassemblé tous les ingrédients : verbes, sujets, ponctuations, majuscules, compléments… Les ai ensuite associés en veillant bien à la cohérence de l’ensemble, au respect de la sémantique, des concordances de temps, de la grammaire…

Pour juger du résultat, ma voix s’est élancée, a déclamé mon texte. Mais elle est restée accrochée dans les stridences de sonorités disgracieuses, dans les dissonances de certains mariages malencontreux.

J’étais… plutôt contrariée. Je savais, pour avoir fréquenté certaines lectures, qu’une phrase, à elle seule, peut être jolie et agréable à lire autant qu’à écouter. Alors, pourquoi étais-je boudée par l’écriture ? Pour quelles raisons obscures se refusait-elle à ma plume ? Quel secret détenaient les écrivains, notamment les poètes ?

Je voulais comprendre, agir… Je suis partie me perdre dans le dictionnaire, certaine de trouver des réponses. A la fin de mon périple, j’avais retenu tous les termes. J’aurais pu les réciter dans un sens de l’alphabet ou dans l’autre. Mes yeux embusqués derrière des lunettes 3D, j’avais traqué le relief de chaque mot, pris la mesure de ses dimensions cachées, de ses multiples facettes. C’est dire si j’avais une connaissance intime de cet ouvrage de référence. Plus question de me prendre dans les épines des contre-sens, de chuter dans les pièges des barbarismes ou encore les embûches des néologismes.

En conquérant sûr de lui, je me jetai sur une feuille blanche, brandissant mon stylo-plume-épée. Je grattai le papier énergiquement, fière d’esquiver toutes les difficultés et prête à porter l’estocade par un point final. Mon stylo-plume-épée en ressorti tout émoussé d’avoir tant bataillé.

Pour juger du résultat, ma voix s’est élancée, a déclamé mon texte. Mais tout m’a paru sans vie. Terne, dénaturé, totalement insipide.

J’étais… vraiment contrariée. Je savais, pour avoir goûté au breuvage de certains poèmes, combien l’ivresse ressentie emporte vers des voyages vertigineux dont on revient, encore baigné de leurs embruns vivifiants. Alors, pourquoi mon écriture était-elle aussi inerte ? Pourquoi mes yeux se traînaient-ils, de phrase en phrase, englués dans un ennui que ne chassait aucune figure de style, aucun mot pourtant choisi minutieusement ?

Je voulais comprendre, agir… Je suis donc repartie et cette fois-ci, j’ai laissé dériver mon âme sur les méandres de récits palpitants. J’ai frissonné sous les avalanches de mots, goûté le sucre de styles d’écriture dont le tempo musical m’exaltait. Mon imagination s’enflammait, partait au galop à travers des champs lexicaux répertoriés dans aucun ouvrage.

Encore étourdie par ce voyage, la tête éblouie de sensations merveilleuses, je voulais savoir aussitôt ce que j’avais retenu de ce périple sauvage.

Avec humilité, je choisis un papier vélin, le recouvrai délicatement de ma main, fermai les yeux. Je vis aussitôt s’ouvrir des chemins ; ils m’engageaient à les raconter. Je voyais le possible venir à moi.  Ma plume se glissa tout naturellement entre mes doigts. Ils caressaient le papier, soulevaient des coins de brume pour dévoiler des paysages peuplés de pages d’écriture ondulant sous le souffle de l’inspiration. Ils dépoussiéraient mes yeux pour me révéler des forêts de poésies. Les arbres étaient autant de calligrammes, chaque vers retombant gracieusement au-dessus de rivières colorées à l’encre des mots. Des fleurs attendaient d’un poète qu’il vienne les butiner, car chaque étamine exhalait un doux parfum d’émotion à naître.

Pour juger du résultat, ma voix s’est élancée, a déclamé mon texte. Puis, le silence, empli de mille échos ressemblant curieusement à ces mêmes sensations éprouvées lors de mes lectures.

J’étais…  assurément chamboulée. J’avais su identifier les émotions, les apprécier pour les revêtir de mots à leurs dimensions. Mais j’avais su aussi les apprivoiser et les amener à se conjuguer pour un formidable feu d’artifice. Bouquet final émouvant à en devenir vertigineux. Bouleversant à en trembler intérieurement. Un poème était né. Ferait-il frissonner son lecteur ? Possédait-il un avenir ? Avait-il un futur à… écrire ?

A l’aube, la lumière…

A l’aube,  la lumière…

Quelle affaire ! Capturé par le faisceau d’un projecteur unique braqué sur lui ! Le voilà debout au milieu de ce cercle de lumière crue. A l’étroit comme dans un costume étriqué. Tout est noir au-delà. Du reste, où est-il ? Sur une scène de théâtre, peut-être.

Qui a osé s’emparer ainsi de lui ? Un bond de côté, un pas en arrière, un plongeon en avant : impossible d’échapper. Le poursuiteur lui fait corps.

Quel tortionnaire l’emprisonne ? Il relève la tête : l’apercevoir, l’identifier ! Ne dit-on pas qu’il vaut mieux connaître son ennemi ? Mais ses yeux brûlent de mille étoiles aveuglantes.

Quand cela a-t-il commencé ?  Sa mémoire est cousue de silence.

« N’y a-t-il donc personne ? » sanglote-t-il plus qu’il ne crie. A la vitesse de la lumière, la réponse l’assaille intempestivement : le vide.

Ne pas s’avouer vaincu. Vite, une idée pour sortir de là ! Il s’élance sur l’échelle spectrale de ce puits lumineux, grimpe aussi haut qu’il peut jusqu’à ce que le rayonnement froid glace ses os, son sang. Il retombe à genoux, se sent isolé plus que jamais dans ce rond trop blanc, trop parfait.

Le désespoir l’accable. Captif de cette île minuscule immatérielle, entourée de néant. La lumière, dépeinte pourtant comme source de vie, se comporte ici de façon intrusive. Elle s’impose sans laisser le choix. Elle est despotique.

« Pourquoi, mais pourquoi ? » se lamente-t-il. Tapie dans le noir, la panique attend patiemment son tour…

Il se met en boule pour offrir seulement son dos au pinceau cruel qui continue de le cerner, impassible. Fermer les yeux, se replier davantage sur soi-même. Réfléchir. Fouiller dans les tiroirs de son imagination pour fuir !  Et ce, à n’importe quel prix !

Son cœur se calme, enfin. Une pensée, fugace d’abord, joue des coudes pour se faufiler dans son esprit chaotique. Et s’il existait, cachée en lui, une issue ? Un passage qui sommeillerait sans qu’il le sache, sans même qu’il s’en doute ? Chercher au-dedans pour s’échapper de l’intérieur. Peu à peu, ce scenario a priori absurde, s’éclaire de vraisemblance.

Il pense à tous ceux qui l’aiment et ne savent pas dans quel pétrin il s’est fourvoyé. Non ! Il voulait dire : tous ceux qu’il aime. Bien sûr… Enfin… Laquelle des deux phrases sonne juste ? Laquelle l’est moins ? D’ailleurs, qui l’aime vraiment encore un peu ? A part Elle ?

Au demeurant, que fait-Elle, en ce moment ? Se préoccupe-t-Elle de lui ? Bien sûr que non !

Ce matin encore, en partant… Violemment et sans prévenir, la lumière darde sur lui une attaque si furieuse qu’elle en vrille son crâne. Quoi ??? Que se passe-t-il ? Qu’a-t-il dit ? Nouvel assaut. Il sait… Il sait bien, au fond de lui, à quel point il se ment.

Ce matin encore, en partant… il a négligé son regard triste. Il a ignoré sa tentative vaine de caresser sa main. Depuis longtemps, il observe sans sourciller tout cet amour qu’Elle lui voue mais qui s’étiole, faute d’être recueilli et surtout nourri de réciprocité. Il s’amuse de ce sentiment de lassitude qui teinte ses paroles d’une ombre mélancolique. Il entend, mais n’écoute pas. Voit, mais ne regarde pas.

Voilà ce que pointe ouvertement son analyse. Un constat imparable, glacial qui l’agresse. Sauvagement. Sans concession. Cette vérité devient à ce point insupportable qu’il s’évanouit sous le choc.

Il doit certainement être mort car son corps est maintenant allongé sur une table d’opération, la poitrine béante. Le chirurgien peine à trouver son cœur. « Vous pouvez refermer, ordonne-t-il à l’interne. Cet homme n’a pas de cœur. Passons-le toutefois au scanner ! »

La machine scrute minutieusement son organisme. Aucune résonnance pourtant qui pourrait indiquer le moindre signe d’humanité. Le radiologue diagnostique sur un ton péremptoire : « Cet homme ne possède pas de carte des émotions, ces dernières sont régulées systématiquement par son cerveau qui refuse d’exprimer quoi que ce soit sinon de la froideur. C’est tout sauf un homme !»

Le verdict est tombé : ce n’est pas un homme. Mais alors, qui est-il ? Pire : qu’est-il donc ? L’équipe chirurgicale l’a laissé seul dans le bloc opératoire. Seul avec cette image de lui qu’il découvre dans le miroir sur le mur opposé. Au fait, qui l’a placé là ? Il ne se reconnaît pas davantage dans les conclusions des médecins. Certes, il admet toujours avoir mis en place une infinie variété de stratégies de contrôle et d’évitement des émotions. Ce n’est certainement pas lui qui se laissera émouvoir ! Il n’est pas peu fier d’être parvenu à ce conditionnement, et de réussir, au prix de beaucoup d’efforts à inhiber ses sentiments. Surtout ceux positifs.

Le bruit d’un verrou qui saute, celui d’une porte qui s’ouvre à toute volée : d’où proviennent-ils donc ? De son être ? Il n’a pas le temps de comprendre qu’il fond en larmes, un torrent, une crue. Il s’écroule, submergé sous le poids de cette révélation impensable : sa peur irraisonnée de donner de l’amour autant qu’en recevoir. Une peur qui le sclérose, l’étouffe, l’empêche de vivre et qui remonte aussi loin qu’il se souvient.

Insoutenable douleur d’être, insoutenable douleur de l’être. Le temps a suspendu son souffle pour lui laisser le temps de reprendre le sien, la lumière du projecteur s’est faite plus douce pour qu’il voie celle, colorée, qui monte en lui.

Encore secoué de hoquets et de sanglots, il se relève, animé d’un élan vivifiant. Il va réécrire sa vie, jeter sa carapace aliénante, reprendre le cours de son histoire, réparer ce qui peut l’être encore. Elle deviendra, Elle, la scénariste de leurs rêves. Il en dessinera les chemins qu’ils illumineront ensemble de couleur. L’ombre et le froid seront proscrits, l’amour sera l’invité permanent au banquet de la vie. La fluidité de l’amour qu’il éprouve pour Elle, lui donnerait presque le vertige. Un instant, il se demande comment Elle va réagir…

Il pose sa veste sur son épaule et s’élance vers sa destinée devenue si limpide. Ils ont désormais tant à vivre ! Tout excité à l’idée de retrouver celle qu’il aimait depuis toujours, il ne s’aperçoit pas combien il est devenu lumineux…

 

Une lecture

Ce livre posé devant lui, c’est celui de sa vie… Il le reconnaît. Qui l’a laissé là ?

Il pose sa main sur sa couverture, la caresse. A la fois rugueuse comme le rocher et veloutée comme peau de pêche. Il s’en dégage une odeur colorée de douceur et de violence. Sa main se crispe, pressentant le contenu. Il ouvre ce livre, le feuillette d’abord. Mais une lecture systématique, page après page, n’apporterait rien qu’il ne sache. Il préfère le parcourir rapidement. Non pas pour céder à une impatience quelconque. Peut-être simplement pour ne pas revivre certains écueils.

Passent les années sous ses yeux. Il est médusé de celui qu’il découvre, étonné de le voir traverser cet espace-temps défini par deux butées : celles de sa naissance et l’autre, qu’il ne peut encore apercevoir. Il prend conscience de représenter un moment insignifiant dans l’éternité de l’univers.

Ses doigts effeuillent ce livre, il se voit avancer sur le chemin de sa vie. Son pas semble désormais à la fois plus assuré, plus ferme parce qu’il a appris et retenu, parce qu’à l’approche du terme de son apprentissage, il a compris . Mais aussi plus lent parce qu’il n’est plus pressé de la dévorer à toute vitesse. C’est elle qui l’absorbe maintenant, l’amenant peu à peu vers la dernière page, vers le dernier mot, qui en font la clôture.

Il ne sait s’il doit pleurer ou sourire de cette issue inéluctable. Qui lui a permis de vivre ce qu’il a vécu ? Qui décidera du moment où il devra partir à jamais ? Est-ce décidé de manière arbitraire ? A quel moment ses cellules ont-elles programmé leur suicide ? Et là aussi, qui aura guidé leur décision ?

Il n’a que faire de toute notion de temps, son âge n’a plus aucun sens ni aucune utilité. Seul compte ce qu’il est. Seul lui importe d’accroître sa connaissance de la vie. Il veut engranger autant que possible, s’enrichir au fleuve inépuisable de l’existence. Il est le moissonneur dans la fébrilité d’abriter sa récolte avant l’orage sur le point d’éclater. Parfois l’audace l’a poussé à se persuader de tout savoir, d’avoir tout compris. A chaque fois, la vie l’a rappelé brutalement à l’ordre et les larmes versées à plus d’humilité.

On n’en finit jamais… Cette quête incessante, cette soif insatiable sont l’apanage de tout être vivant. Chaque erreur fait grandir, chaque chute donne l’occasion de se dépasser. La quête d’un sens, « du » sens. Qui peut se targuer d’avoir une réponse ? Personne. La vie est ainsi faite, à chaque semblant de réponse esquissé, tout se dérobe ou s’évanouit. Il n’existe pas de Vérité. Elle est multiple, elle est différente à chaque page du livre.

Peut-être aujourd’hui se contentera-t-il du paysage qui s’offre à lui et ne cherchera-t-il pas à regarder au-delà de lui-même. Il a encore toute la vie devant lui pour se remettre en route…

Nouvelle année

J’ai envie de vous dire à tous « Bonne année » mais ce serait se voiler la face : chacun sait qu’elle sera ponctuée de difficultés, d’épreuves dans le pire des cas. Rien dans ce bas monde ne s’écoule avec fluidité et sans heurts…
Alors je pourrais vous souhaiter une année meilleure que la précédente. Peu de risque à formuler un tel vœu… Mais… que signifie « meilleure » ? À quel niveau se situe cette notion-là ? Sur quels critères pourrais-je décider que la nouvelle année fût meilleure que celle évincée ? Des critères quantitatifs, qualitatifs, certes, mais lesquels ? Réponse on ne peut plus subjective car chacun place le curseur à des niveaux de priorités différents. La vérité est multiple…
Par ailleurs, le bruit court que les écueils constituent autant de passages obligés : s’enrichir ainsi sur le plan personnel, mais aussi prendre le recul nécessaire pour comprendre la Vie et le sens de notre existence. Gagner peut-être en sagesse ? Transmettre, (pourquoi pas ?) à qui veut bien l’entendre, ce que nous aurons appris ? Non, ce genre d’héritage n’existe pas, car rien ne s’apprend en dehors de toute expérience, quelle qu’elle soit.
Mais qu’entend-on par sagesse ? Elle n’exclut pas un brin de folie, d’excentricité, de révolte. Elle marche main dans la main avec la liberté.
Bon… Vous l’aurez compris, je me suis perdue dans mes réflexions… Ce qui devait être rédigé brièvement prend des allures de pavé. Une chose est certaine, c’est que je n’ai pas gagné en concision depuis hier. Normal : le temps n’existe pas, c’est une invention de l’Homme.
Mais stop ! J’arrête là, car je m’égare de plus en plus et il est fort probable autant que compréhensible que vous ayez décroché depuis longtemps…
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, je vous souhaite d’être aimé et d’aimer. Car l’amour est le moteur de la vie. Sans amour, on n’est rien, on n’a aucun espoir. C’est pour lui et grâce à lui que bat notre cœur, il coule dans nos veines. C’est le piment de nos jours, le soleil dans nos yeux, la confiance dans l’avenir. Par opposition à certaines vérités qui ne le sont qu’observées sous certains angles, l’amour est une vérité, universelle, intemporelle et qui ne peut être remise en question.
Alors, c’est vraiment ce que je vous souhaite : donner de l’amour et en recevoir.


 

Montagne

 

Je m’élance aux devants de cette montagne. Je sais que c’est elle, celle je recherche depuis si longtemps. J’ai oublié son nom, peu importe. D’ailleurs, a-t-elle un nom ? Elle est faite pour moi, c’est tout ce que je sais. 

Je veux me perdre dans les replis de terrain de ce monde minéral et deviner mon chemin en laissant parler mon intuition, sentir le grain des aspérités écorcher mes doigts, entendre crisser mes ongles sur la dureté de sa roche, me laisser surprendre par le tranchant de ses arêtes. 

Je veux m’abandonner à la chaleur rouge et or de ses flammes de pierre, éprouver le froid de l’ombre se répercuter jusque dans mes os, lécher la glace prisonnière de la nuit pour étancher ma soif. 

Je veux appuyer ma joue contre sa paroi pour sentir battre son cœur, plaquer mon corps contre elle et ne pas chuter en arrière, retenir mon souffle dans le franchissement des passages délicats, sentir la force et l’attraction du vide parcourir mon échine jusqu’à suer de peur. 

Je veux regarder entre mes pieds filer l’abîme insondable, imaginer l’espace d’un instant l’issue fatale si je venais à ouvrir ma main. Je veux le regarder, me pencher au-dessus de lui pour me galvaniser et m’enivrer de cette certitude que je vaincrai. 

Je veux chevaucher ses arêtes neigeuses, toucher le ciel de mes yeux et me détacher de tout. Juste mes pieds posés sur le vide blanc. Je veux longer ses corniches sculptées par le vent et tracer en pointillés le chemin vers le sommet. 

Je veux me hisser sur ce sommet, dans un dernier élan, un dernier souffle. Et puis, encore hantée par toutes les ombres et les froidures de la face gravie, me redresser, incertaine, hésitante. Victoire balbutiante d’abord, mais qui explose ensuite en moi.  

Je t’ai défiée, toi, Montagne. Aujourd’hui, tu as bien voulu accepter ma présence. J’en suis consciente. Ce n’était pas un jeu, mais un face-à-face aléatoire dont l’issue est à chaque fois remise en jeu.  

En haut, l’ivresse d’avoir réussi se mêle à la sérénité, à une totale plénitude. Elles rivalisent avec la beauté froide et sauvage du paysage à perte de vue qui s’est dévoilé. La solitude du lieu et la solennité du moment m’étreignent. L’émotion. J’éprouve soudain le sentiment diffus d’une conscience aigüe de la vie, de son expression et de son sens si fugace. La certitude de faire partie d’un tout, d’une force invisible a priori mais qui montre son visage à qui veut savoir…  

Le vent m’assaille, il est temps de redescendre. La magie disparaît…

Harmonie

Des sureaux en fleurs émanait une odeur tellement entêtante qu’il aurait pu la voir. Les arabesques musicales des oiseaux étaient si stridentes qu’il aurait voulu les dessiner et leur donner corps. Le vent lui murmurait des histoires si échevelées qu’il aurait su dénicher les mots exacts pour les mettre en phrases et les raconter à son tour.

La peur de perdre cet instant si particulier l’assaille. Il redoute d’oublier à quoi ressemble toute cette vie qui jaillit autour de lui, vivifiante et contagieuse.

Il s’empare promptement d’un chevalet et de ses peintures. Sa main se promène au-dessus de sa collection de pinceaux, les effleure, en apprécie la dureté ou la souplesse. Il en prend un spontanément, sûr de son choix.

Un instant, la surface vide de la toile blanche lui donne le vertige. Il y laisse errer son regard, comme pour faire surgir déjà ce qu’il ambitionne de recréer.

Mais le temps presse, l’instant trop fragile : impensable de laisser passer cette lumière volatile, ce souffle si doux, ces couleurs évanescentes.

Alors il pose sur la toile une profusion d’émotions, celles-là même qu’il a ressenties et qu’il libère sans attendre, avec audace. Le vent se laisse capturer par le panache de son pinceau, donne vie aux arbres qui ondulent déjà et s’épanouissent de mille verts, du plus profond au plus léger. Il éclaire le paysage d’une touche aérienne, lui confère cette luminosité impalpable mais si prégnante. Les oiseaux lui confient leur partition pour qu’il en traduise ses tonalités colorées. Le réalisme devient saisissant. Un foisonnement de sensations allant crescendo. Elles donnent envie de se courber par-dessus son épaule pour respirer ce décor, l’écouter et se perdre dans ses chemins creux.

Ce sont les rainettes à la nuit tombante qui le tirent de son œuvre lumineuse. La pénombre fait ressortir maintenant ce tableau rayonnant et éclatant dont émane une sérénité inégalée.

Il signe sa toile d’un bouquet champêtre, pose son pinceau, s’allonge sous les étoiles. Sa respiration se calme… Il se sent en harmonie avec l’environnement. Totalement absorbé par son rêve éveillé, il aperçoit à peine la lune diaphane se pencher avec curiosité sur sa peinture. Elle y laisse son empreinte, mais si discrète qu’au matin, il s’interrogera sur l’origine de ce léger coup de pinceau passé pourtant inaperçu.

A l’aventure

Je voudrais pouvoir écrire un texte sans faire appel à mon vocabulaire usuel. Mon sentiment actuel est d’avoir toujours recours aux mêmes termes. Certes, ils correspondent à ma sensibilité, à ce que je suis, mais j’arrive à saturation, voire à l’écœurement pour en avoir usé à outrance. Je m’appauvris.

Le dictionnaire pourrait-il m’aider à changer de trajectoire, à me renouveler ? Ah le traître ! : à sa lecture, tout me semble devenir insipide et fade dans cet univers que j’affectionne pourtant. J’ébauche des tractations avec lui : il me concède un mot, un seul, pour me servir de planche d’appel, de fil conducteur. En contrepartie, je lui livre un haïku. Non ! Plus élaboré : un poème. Mieux : en alexandrins. Ce serait un échange de bons procédés. Mes exigences sont si infimes… Car impossible de nier la vérité : je suis en mal d’inspiration, éconduite par la fibre créatrice, abandonnée par mon imagination.

Je fais les cent pas entre le A et le Z, arpente les pages, rôde d’une colonne à une autre, aux abois, aux aguets. Je tourne en rond, me perds dans les synonymes : tout se ressemble tant ! Vite, quitter cet endroit, grimper en haut du L pour faire le point.

Nageant à contre-courant, je remonte vers le début de l’alphabet. Le ventre du D m’oblige à passer de côté. Pourquoi ne se pousse-t-il pas ? Ne voit-il pas que je suis en pleine recherche ? De rage, j’attrape le point du J et le lance sur sa bedaine. Manque de chance, mon projectile se plante en plein milieu, le D se transforme en B.

Il me semble sentir une hostilité grandissante à mon égard. Ce dictionnaire m’oppose une farouche résistance et ne me livrera pas ses secrets. L’affaire est entendue. Organisons la défense… Faisons fi des lettres ! J’en appelle aux chiffres, ils sauront bien me venir en aide.

Je commence à compter : 1 – 2 – 3 – 4… Mais devant mes soldats de fortune, le dictionnaire envoie son armée de chiffres… écrits en lettres. La lutte devient inégale. D’autant qu’ils sont appuyés par les chiffres romains qui quadrillent tout le secteur.

Il faut se replier, réfléchir à une autre stratégie. Je pose mon crayon dans la lettre U, m’allonge dans l’alcôve du C. Mes pieds que je laisse pendre lui dessinent une cédille. Je me balance ainsi, doucement… Dans ce labyrinthe inextricable, paradoxalement, lâcher prise ne serait-il pas la meilleure façon de lutter ?

Alanguie dans ma lettre-balancelle, je domine tout l’alphabet. Il s’écoule de hampes en jambages, rebondit sur certaines consonnes rugueuses et s’éclaire des couleurs des voyelles. Un léger frisson dans l’air, infime, tourne les pages aléatoirement. Me voici au mot Miroir dans lequel se reflète le ciel. Un peu plus loin ou peut-être un peu plus tôt, je ne sais plus vraiment, c’est le mot Rêver qui a eu raison de ma vigilance.

Finalement, peu importe si les mots ne viennent pas à moi puisque je suis encore capable de m’émerveiller avec émotion.