Le Mulet de Valros

(12 pieds)

Un brave métayer partit de sa montagne
Pour se rendre en bord de mer acheter du sel.
Il rencontra un homme lourdement chargé
Qui s’épongeait le front de sueur recouvert.

Mon ami, s’exclama l’aimable paysan,
Pourquoi vous éreinter avec ce lourd fardeau
Qui n’affecterait pas une bête de somme ?
Vous voulez, par ce soleil ardent, rendre l’âme ?

Hélas ! lui répondit l’autre, l’air déconfit,
Mon compagnon de labeur m’a abandonné.
Laissez-moi vous conter l’histoire saugrenue
D’une rencontre plus qu’improbable à mes yeux.

Mon animal de portage, dans la rivière
 En étanchant sa soif, remarqua un mulet.
 Il cherchait visiblement la discussion.
«Je n’en peux plus de ma piètre condition !

Mon espèce est mise en danger par les pêcheurs,
Cuisiné à toutes les sauces, je m’éteins

«J’ai une idée pour toi ! s’exclama l’équidé,
Une suggestion pour quitter ton ruisseau…

Mes oreilles trop minces pour chasser les mouches,
Ton long corps fuselé serait plus efficace…
Ta couleur argentée serait d’un bel effet,
Son gris ciel se marierait bien avec ma robe.

Marché sitôt conclu sous mes yeux ébahis !
Je vis le poisson sortir de l’eau, prendre place
Sur la tête du cheval, devenu… mulet !
C’est ainsi que naquit le Mulet de Valros…

Jalousie

Deux sonnets écrits autour d’un même thème, mais avec un registre de langage différent.

Sonnet pour chien précieux

Invraisemblable ! Il est parti ce matin
Sans un regard pour moi, d’un pas précipité.
Depuis, l’angoisse dilue sa toxicité,
Privé de raison d’être, je suis un pantin.

Hier soir pourtant, près du feu, ses yeux de satin
Me promettaient à jamais sa fidélité.
En plein bonheur, je manquai de lucidité,
Préférant garder son amour comme un butin.

En vain l’horloge pousse le temps qui s’étire…
Une vérité commence à m’anéantir,
Elle lacère mon univers où tout bouge.

Je sais maintenant l’existence d’un rival…
Muet, sans puce, aux courbes d’un bel ovale,
Mon maitre a acheté un affreux poisson rouge…


Sonnet pour un cabot

Je pige plus rien ! Il s’est barré ce matin
Sans me donner mon os, d’un pas précipité.
Depuis, je ne trouve pas ma tranquillité,
Me serais-je montré un peu trop cabotin ?

Hier soir pourtant, près du feu, ses yeux de crétin
Me promettaient croquettes jusqu’à satiété.
Crédule, je vivais dans la docilité,
Doucement conforté par son baratin.

Soudain la vérité aveuglante me terrasse,
Tel un Saint-Bernard s’abattant sur ma carcasse,
Lorsque j’aperçois un bocal où rien ne bouge.

Je me résigne alors, moi le chienchien fidèle,
Pars bouder dans mon panier tenir la chandelle :
Mon maitre a acheté un affreux poisson rouge…

Moi, le greffier

Concours Jules Laforgue – Aureilhan – 2017

Voilà trois jours que je la mate… Elle est là…
Repérée au deuxième étage, ma Lila.
C’est son petit nom. Il tourne en rond dans ma tête.
Comme elle d’ailleurs. Dans mon crâne, la tempête.

Elle s’est installée dans le quartier récemment.
Impossible d’échapper au recensement
Qu’avaient entrepris mes loubards deux mois avant :
Le « Kid » évincé, je suis le chef maintenant.

À ce titre, que personne n’approche d’elle !
Je le dégomme et le transforme en mortadelle !
Elle m’attend, c’est sûr, sera bientôt pour moi.
Je ne cèderai jamais ce joli minois.

Sa souplesse féline pleine d’assurance
À coup sûr ne rencontre aucune concurrence.
Croiser ses yeux turquoise me fait chavirer.
Faut pas la laisser partir, je vais carburer !

J’ai passé du temps à soigner mon apparence,
Lissé ma moustache, coupé les poils trop denses.
Dans le rétro de la bagnole désossée,
Je parie sur un profil : le moins cabossé.

Qui prétend que je frime ? Cassez-vous, les mecs !
Pauvres charlots, vous ne valez pas un kopeck !
Surtout, perdez pas de vue, je vous le conseille :
C’est moi Kéké, dit le Tatoué de l’Oreille…

Nonchalamment posté sur l’escalier,
Je plante là pour l’alpaguer, sans rouscailler.
Elle sort ! Je voulais dire quoi ? J’improvise…
Salut minette, ô toi, ma belle promise…

Pour le moment, son regard reste inexpressif.
Je balance, d’un ton plutôt persuasif :
Ça te brancherait, ce soir, un restau sushi
Là, dans le local à poubelles, sans chichi ?

Mais voilà, je me prends une énorme châtaigne
Moi, le matador de comptoir, une vraie teigne.
Elle me regarde avec hauteur et dédain,
Affublée d’un jeunot de l’année, un crétin !

Il se dandine sur ses griffes prédatrices,
Sa pelisse sans couture ni cicatrice.
Il me nargue d’une étincelante denture…
Moi, le Greffier, humilié par cet’ miniature !

Le bonheur

 

Hier soir, je suis sortie avec lui.
Blouson de cuir, mini-jupe, bottines à talon,
Caresse du vent dans mes cheveux déliés.
Sentier doucement ébauché à la faveur des étoiles.
Forêt bruissant de la vie nocturne des animaux.
Nous marchions côte à côte.
J’entendais sa respiration.
Je me suis vraiment éclatée.
Dans l’eau se reflétait la lune rêveuse.
J’ai nagé en plein bonheur.

En fait, ce n’est pas tout-à-fait cela…

Hier soir, comme d’habitude, j’ai sorti mon chien.
Blouson de cuir, mini-jupe, bottines à talon.
Pas lui… Moi.
Quarante-six kilos de muscles.
Pas moi… Lui.
Vent polaire, me voilà tout échevelée et glacée.
Sentier bouillasse, mes chaussures font ventouse.
Forêt d’où bondit soudain un lapin provocateur.
Moi, façon drapeau, flottant en bout de laisse.
Le chien, indifférent à ma situation, aboyant furieusement.
Je me suis vraiment éclatée… dans la flaque.
Celle où se reflétait la lune goguenarde.
J’ai nagé en plein bonheur.
Mon chien m’a regardée, la gueule fendue d’un sourire.

Autour d’un bouton

Il a un bouton. Un gros bouton sur le nez.
N’est pas parfait qui veut absolument l’être
Etre sûr de soi se révèle tout aussi difficile.
Difficile ? Vous n’y croyez peut-être pas.
Pas évident à admettre, si vous avez de l’assurance.
Assurance de réussir, de plaire, de gagner, de vivre
Vivre sans cet atout complique le quotidien.
Quotidien fait d’angoisses, de questions, de doutes
Doutes obsédants, récurrents, aliénants, c’est certain.
Certains parviendront à relever la tête, à assumer le défi.
Défi compliqué et laborieux de prendre confiance en soi.
Soi… Lieu où s’unifient l’inconscient et le conscient.
Conscient de quoi ? De son existence, de sa réalité.
Réalité de son être, de ses souffrances, de ses besoins.
Besoin de quoi ? En premier lieu, de s’aimer soi-même.
Même si cela peut paraître surprenant, c’est important.
Important, voire capital. Pour se regarder avec acceptation.
Acceptation de ce qu’on est, même avec un bouton sur le nez.
Nez en moins, ce ne serait pas mieux. Alors autant le faire .
Faire avec sa vie durant par bienveillance et aussi par respect.
Respect de soi pour s’autoriser à être, aimer et être aimé.
Aimé de celui qui croisera notre route, notre chemin de vie.
Vie équitable où donner se conjuguera avec recevoir.
Recevoir… Une autre marche à surmonter, autre point.
Point délicat à concevoir : la difficulté à recevoir un cadeau.
Cadeau hors normes ou infime, un panneau Stop s’élève.
S’élèvent alors de bien étranges et surprenantes idées :
Idée qu’on ne mérite pas ce présent-là, qu’on en est indigne.
Indigne… Cela nous renvoie à l’éternel problème : s’aimer.
S’aimer pour soi, s’aimer pour être fort, s’aimer pour vivre.
Vivre enfin ! Et relever la tête, se tenir debout, être SOI ! Oser !
Oser avant qu’il ne soit trop tard… Osez

Incompréhension

Invraisemblable !
Il est parti ce matin
À la première heure.

Incompréhension !
Notre dernière soirée
Blottis près du feu.

Interrogation !
Pourquoi cette décision
Inexplicable ?

Coup d’œil au bocal :
Il est parti s’acheter
Un p’tit poisson rouge.

Incontestable :
Ce nouveau rival muet
N’aura pas de puces.

Résignation…
Je boude dans mon panier
Moi, le chien fidèle.

Fantasme au masculin

C’est un soir sans but, un soir insignifiant. L’ordinaire d’une journée morose qui s’achève. C’est un homme sans but, insignifiant parmi les passants qu’il côtoie sur ce trottoir ordinaire d’une ville morose.
Mains aux poches, tête enfoncée dans les épaules, il a froid.
Clac, clac, clac… D’abord, il ne prête pas attention à ce bruit venant derrière lui. Pourtant, il se répète, se rapproche même, surgi du brouhaha de la foule. Bruit reconnaissable et caractéristique des talons aiguille…
Son imagination s’enflamme… Il se figure ces escarpins qui le suivent. De cela, il est sûr. Son appétit soudain en alerte découvre des chevilles fines et nerveuses, un pied délicieusement cambré comme le corps d’une femme s’abandonnant à l’amour. Il fantasme sur les jambes aux mollets galbés à merveille. Les cuisses légèrement dévoilées par une jupe légère laissent entrevoir des atours auxquels il ne pourra que succomber. La taille prise dans un corset de soie rehausse la poitrine haletante et laissent s’échapper des épaules à l’arrondi parfait.
Son cœur bat maintenant au rythme de ce martèlement persistant. Cette attente insoutenable l’incite à prendre l’évidente décision : se retourner vers cette femme et admirer son visage qui ne peut qu’être parfait, à la hauteur de son rêve.
Dans une volte-face rapide, il découvre enfin ! celle qui l’a déjà conquis.
Il se retrouve nez à nez avec une grand-mère à la démarche énergique, battant la mesure sur le pavé de son parapluie fermé.