Se libérer

Il porte le poids de sa vie, le poids d’une vie malmenée, violentée, qui a forgé ce qu’il est devenu. Regarder en arrière permet d’en mesurer l’exacte profondeur vertigineuse. Ne croyez pas qu’il se livre à cet exercice pour s’apitoyer sur son destin. Au contraire, il s’exige, s’impose de comprendre qui il est vraiment, ce qui a structuré l’existence de cet inconnu qui le fixe dans le miroir. Découvrir les mécanismes anciens, les automatismes ancrés depuis longtemps. Avec le temps, ils se sont creusés, enfoncés dans la profondeur de son être, tels des sillons, dont il ne peut s’échapper. Comme l’eau ne peut qu’emprunter toujours le même lit de sa rivière, il ne peut que les suivre pour gérer sa vie actuelle. Il souhaite sortir de ces sentiers battus, de ses sentiers. Il lui faut aussi décrypter les traumatismes à l’origine de ses profondes blessures, en raviver leur mémoire pour le libérer, une fois pour toutes, des émotions négatives qui leur sont associées et qui se sont enkystées dans ses cellules. Qui est-il vraiment ? Il veut le savoir, avec une détermination proportionnelle à sa peur de ce qu’il va découvrir. 

Car aujourd’hui, il arrive à bout. Il ne peut plus jouer ce rôle auquel il s’était toujours astreint. Il retient depuis trop longtemps ce qu’il avait enfoui, caché au plus profond de son être. Ce qu’il s’était appliqué à faire semblant d’oublier, à minimiser, tourner en dérision. Il est temps de jeter le masque d’un sourire permanent et affable qu’il avait placardé sur son visage. Il veut être lui-même, se laisser surprendre par une personnalité refoulée. Il se donne comme objectif la liberté d’être. Et pour cela, il est prêt à jeter ses dernières forces dans la bataille. Pour en trouver de nouvelles, différentes. Il quittera ses oripeaux et s’avancera sur un chemin de lumière. 

Tout va très vite désormais en lui. Impossible de refouler ce besoin impérieux de se décharger du carcan qui l’étouffe jusqu’à perdre souffle. Le volcan qui sommeille en lui menace d’exploser. D’énormes brèches s’éventrent qu’il ne parvient plus à colmater comme par le passé. Il perçoit dans son for intérieur ce qui s’apparente à une vague monstrueuse : elle enfle, prend de l’envergure. Une force terrible qui ne demande qu’à s’évacuer. Rapidement. Violemment. Parfois pris d’une irrépressible envie de hurler, il plaque sa main devant la bouche pour se contenir. Il ne peut plus fuir : dos au mur, face à lui-même, face à ses souffrances qu’il prend en pleine poitrine. Obligé de regarder. Contraint à garder les yeux ouverts. Peur de devenir fou, de ne plus rien pouvoir contrôler, lui qui a toujours tout maîtrisé. De terribles angoisses s’abattent sur lui, comme le ferait un oiseau de proie, et le laissent pantelant. C’est le barrage qui lâche, le château de sable qui s’écroule, le craquement de l’arbre qui tombe dans la forêt… 

Un impératif s’impose avec urgence : trouver l’exutoire adéquat à cette lame de fond imminente qui va le submerger s’il reste passif. Ce travail va exiger de nouvelles forces de sa part, lui pourtant si fatigué. Il va à nouveau souffrir de devoir rouvrir ses blessures pour les examiner telles quelles et non pas telles qu’il les a maquillées. Il est conscient de tout cela. Mais il sait aussi que c’est « le » moment. Le moment dans sa vie pour accomplir ce pas qui le fera avancer. Pour être lui-même. Pour… vivre enfin ! S’il ne saisit pas la balle au bond, tout se refermera et il continuera avec ce poison psychologique qui le gangrène toujours davantage depuis son enfance. 

Il jette son dévolu sur le sport, se lance à perdre haleine dans des activités physiques intenses, multiples. Muscles torturés, limites toujours repoussées, défis relevés aussitôt qu’imaginés. Jusqu’à ce jour. Ce jour où le corps casse. Message clair, explicite, sans appel : l’auto-destruction et l’auto-punition ne peuvent rien exorciser. Le « problème » reste intact, entier. Impénétrable. Cette évidence a du mal à s’imposer à son esprit. Mais quand le corps a parlé, on ne peut que l’écouter. 

Il essaie le dessin, mais son coup de crayon restitue maladroitement sa pensée. Se limiter à quelques esquisses ? Il ne peut s’en suffire. Dans un accès de rage, il griffe parfois le papier jusqu’à le lacérer. Cette crispation irrépressible de sa main autour de ce maudit crayon impossible à maîtriser signe l’échec de sa démarche…  

La peinture ? Un espoir naît en lui. Vite, des toiles, des pinceaux ! Son impatience n’a d’égale que la fulgurance de sa douleur intérieure. Peine perdue… Ses tentatives s’avèrent trop fades et sans relief. Ou bien se soldent-elles par des couleurs violentes, agressives. Des flammes brûlant ses tableaux.  

Le piano ? Il s’est souvent laissé dériver sur une rivière de notes qui l’amenait vers des berges douces où il s’étendait pour se reposer. Il pense donc pouvoir s’exprimer par la musique mais ses doigts maladroits ne lui obéissent pas. Aucune vélocité aérienne. Il ne sait que frapper exagérément sur les touches, ses poings se serrent, il se retient de ne pas les écraser sur le clavier. Ce ne sont pas des notes de musique mais des rugissements ou des plaintes. 

Que faire alors ? 

L’écriture serait peut-être une piste à envisager. Une suite de mots, alignés les uns après les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne le guideraient vers sa délivrance. Il partirait à leur recherche, les débusquerait vaillamment. Il consulterait la bibliothèque de sa mémoire, interrogerait son cœur et sonderait son âme, car les registres utilisés par chaque partie de son être répondent à des sensibilités différentes. Des mots choisis judicieusement, patiemment pesés, évalués à leur juste valeur.

Jouer avec eux, avec leurs couleurs, leurs sens seconds ou sous-entendus. Se laisser porter par leur musicalité. Il écrirait des partitions où les notes seraient des enchaînements de camaïeux d’émotions. Partir en territoire inconnu, redécouvrir les significations cachées ou oubliées des mots, les possibles ailleurs sur lesquels ils débouchent.  

Les apprivoiser, les laisser venir… Les écouter résonner en lui : trouvent-ils écho dans son cœur ? Puis, en habiller l’histoire qui le hante, les ressentis qui l’habitent, et vérifier si ce vêtement cousu de toutes pièces leur sied parfaitement. Il s’agit de ne pas se tromper, d’œuvrer avec la précision du sculpteur pour ne rien trahir de ce qui doit être dit, de ce qui doit être hurlé.  

Il se montrera intraitable avec eux, exigeant la quintessence de tout ce qu’ils peuvent véhiculer.  

Tel un chef d’orchestre, il coordonnera avec minutie les différentes harmonies suscitées par la musique des enchaînements de mots. Ce virtuose qu’il sera devenu, donnera l’impulsion, insufflera la pulsation commune. Et, crescendo, il obtiendra avec maestria une unité parfaite au service de sa pensée. Car il en a les clés. 

Tel un artiste, il mariera leurs couleurs pour créer une infinité de tons jamais imaginés, pour inventer des nuances plus subtiles les unes que les autres. Et il peindra alors des tableaux qui donneront à son histoire sa véritable dimension. Il pourra y entrer par la seule force de sa volonté, afin de parcourir les paysages de sa vie, s’arrêter pour prendre le temps de réparer. Des tableaux desquels il pourra se reculer pour embrasser d’un seul coup d’œil ce qu’il vécut. 

Car il connaît la magie des mots, l’alchimie secrète qui leur donne vie dès lors qu’ils sont juxtaposés, qu’ils s’allient pour former des phrases. Pris isolément, leur puissance se limite à leur seule signification. Un esprit avisé les soupçonnera de receler des secrets, saura pressentir leur prestige, leur influence, entreverra les combinaisons possibles entre eux. Combinés, ils sont investis d’un pouvoir incommensurable. C’est l’effet cumulé de l’esprit que chaque mot porte en lui. Interconnexion subliminale qui nous échappe mais nous livre de belles émotions. 

Parfois, il déclame à haute voix ce qu’il a déjà exprimé. Alors, ce sont d’autres sensations qu’il ressent, tout prend encore un sens différent, plus profond, plus fort. Les mots sont les larmes de son âme. C’est une prière qu’il récite, un exorcisme qu’il prononce. 

Puis il laisser son récit se décanter. Les mots sont un refuge qu’il quitte à regret pour reprendre pied dans son quotidien. Pendant cette interruption, un travail intérieur s’opère par à-coups, des portes volent en éclats, des verrous sautent, des réponses s’imposent, des questions s’inscrivent en lettres de feu. Il est réveillé en pleine nuit, pris d’une envie d’écrire. Un mot le tire de son sommeil : c’est celui-ci qu’il a cherché toute la journée, celui-ci et pas un autre. Vite, le noter quelque part. Il est épuisé. 

Il reprend à nouveau son écriture. N’est pas satisfait de certains passages, modifie, précise certains points, range certains mots pour les remplacer par d’autres plus justes. S’oblige à de la pudeur autant qu’il s’astreint à crier la vérité. Il choisit ses termes comme un ouvrier le ferait avec ses outils, un peintre avec ses pinceaux. 

Un jour, tout est terminé. Il a relu de nombreuses fois, vérifié la concordance avec ce qu’il avait à cœur d’exprimer. Quelle expression bizarre qui parle d’elle-même et montre tout ce qu’un cœur peut contenir de non-dit… Il ne sait même pas quelle est la portée de son récit, il n’arrive même plus à en juger la cohérence, mais comme il se sent soulagé, apaisé, il en conclut que sa tâche est terminée. Fatigué, vidé… Quand il regarde en lui, c’est une grande prairie, sans rochers, sans accident de terrain, sans précipice où il peut entendre la chanson de la brise parfumée. Le soleil réchauffe l’herbe recouverte de rosée et les fleurs endormies répondent à sa douce caresse.  

Il reste longtemps songeur ou bien est-ce pour reprendre ses esprits… Puis, se lève, emmène son chien en balade pour une longue marche pendant laquelle il respirera à pleins poumons. Avide de cette nouvelle vie, l’air frais et ensoleillé chassera de lui les dernières eaux troubles, nettoiera les dernières zones d’ombre, comblera les sillons trop longtemps parcourus.