Ce livre posé devant lui, c’est celui de sa vie… Il le reconnaît. Qui l’a laissé là ?
Il pose sa main sur sa couverture, la caresse. A la fois rugueuse comme le rocher et veloutée comme peau de pêche. Il s’en dégage une odeur colorée de douceur et de violence. Sa main se crispe, pressentant le contenu. Il ouvre ce livre, le feuillette d’abord. Mais une lecture systématique, page après page, n’apporterait rien qu’il ne sache. Il préfère le parcourir rapidement. Non pas pour céder à une impatience quelconque. Peut-être simplement pour ne pas revivre certains écueils.
Passent les années sous ses yeux. Il est médusé de celui qu’il découvre, étonné de le voir traverser cet espace-temps défini par deux butées : celles de sa naissance et l’autre, qu’il ne peut encore apercevoir. Il prend conscience de représenter un moment insignifiant dans l’éternité de l’univers.
Ses doigts effeuillent ce livre, il se voit avancer sur le chemin de sa vie. Son pas semble désormais à la fois plus assuré, plus ferme parce qu’il a appris et retenu, parce qu’à l’approche du terme de son apprentissage, il a compris . Mais aussi plus lent parce qu’il n’est plus pressé de la dévorer à toute vitesse. C’est elle qui l’absorbe maintenant, l’amenant peu à peu vers la dernière page, vers le dernier mot, qui en font la clôture.
Il ne sait s’il doit pleurer ou sourire de cette issue inéluctable. Qui lui a permis de vivre ce qu’il a vécu ? Qui décidera du moment où il devra partir à jamais ? Est-ce décidé de manière arbitraire ? A quel moment ses cellules ont-elles programmé leur suicide ? Et là aussi, qui aura guidé leur décision ?
Il n’a que faire de toute notion de temps, son âge n’a plus aucun sens ni aucune utilité. Seul compte ce qu’il est. Seul lui importe d’accroître sa connaissance de la vie. Il veut engranger autant que possible, s’enrichir au fleuve inépuisable de l’existence. Il est le moissonneur dans la fébrilité d’abriter sa récolte avant l’orage sur le point d’éclater. Parfois l’audace l’a poussé à se persuader de tout savoir, d’avoir tout compris. A chaque fois, la vie l’a rappelé brutalement à l’ordre et les larmes versées à plus d’humilité.
On n’en finit jamais… Cette quête incessante, cette soif insatiable sont l’apanage de tout être vivant. Chaque erreur fait grandir, chaque chute donne l’occasion de se dépasser. La quête d’un sens, « du » sens. Qui peut se targuer d’avoir une réponse ? Personne. La vie est ainsi faite, à chaque semblant de réponse esquissé, tout se dérobe ou s’évanouit. Il n’existe pas de Vérité. Elle est multiple, elle est différente à chaque page du livre.
Peut-être aujourd’hui se contentera-t-il du paysage qui s’offre à lui et ne cherchera-t-il pas à regarder au-delà de lui-même. Il a encore toute la vie devant lui pour se remettre en route…