Noyade

Je flotte dans un monde dont je suis prisonnière, dont je n’arrive plus à ressortir. Je suis mal. La machine est en marche et je ne peux plus l’arrêter. J’appelle au secours, prie pour qu’on vienne me chercher car je me noie. La nuit, des mots, des bribes de phrases me réveillent en sursaut pour me crier la vérité que je refuse de regarder. Je les grave pourtant dans ma mémoire pour ne pas les oublier ou bien je me lève pour les retranscrire aussitôt d’une main fébrile et dans un état second.

Le jour, mille et un détails du quotidien déclenchent une bourrasque de pensées, d’associations d’idées. La tempête souffle en permanence dans ma tête, je ne trouve de repos nulle part. Un grand puzzle se met en place, toutes les routes se rejoignent, je tourne en rond, confrontée à une évidence irrévocable, implacable qu’aucune force, même surhumaine, ne pourrait atténuer. C’est épuisant. Physiquement et psychologiquement.

Je ne comprends toujours pas ce qu’il m’arrive ou peut-être me suis-je réfugiée dans le déni… Car indubitablement, je me refuse encore à faire sauter ce dernier verrou. Trop d’entre eux ont déjà lâché et gérer l’ultime verrou devient difficile, sinon impossible.

La puissance de mon désordre intérieur n’a d’égale que celle mise pendant des années à tout cadenasser avec la plus grande minutie.

Je tremble de l’intérieur. Un séisme se prépare auquel mes ressources ne pourront pas faire face. Je le redoute autant que je l’appelle de tout mon être, comme libérateur d’une situation inextricable qui m’empoisonne peu à peu mais avec certitude.

Tout ce que j’écris n’est finalement que mon histoire. Une histoire banale, universelle, mais aussi originale, unique. Le décor est campé, les personnages aussi. L’introduction et le développement sont déjà bien avancés. Quant à l’épilogue, je sais que ce n’est pas moi qui l’écrirai, c’est la Vie qui s’en chargera. A moins que l’usage et la force de la Raison m’aident à tirer les conclusions ? Ou bien que je choisisse de lâcher prise et de museler la Raison pour ouvrir ces portes derrières lesquelles souffle le vent de l’Inconnu ?
Se peut-il qu’il soit celui de la Vie ?
Suis-je prête à en payer le prix ?

Histoire sans queue ni tête

Je suis sollicitée pour peindre les volets. C’est très important de peindre les volets. On ne peut pas les laisser à l’état brut. On ne doit pas. Cela ne se fait pas, tout simplement. Et puis, en prêtant bien l’oreille, on pourrait entendre le bois nous parler, ressentir le besoin d’aller voir à quoi il ressemblait lorsqu’il était un arbre. Cela pourrait nous donner des idées et chacun sait que les idées, c’est dangereux.  Elles peuvent exploser en pleine figure, sans prévenir. Cela s’appelle alors une évidence. Il faut donc se protéger en mettant de jolies couleurs aux volets pour les empêcher d’exhaler leur parfum de liberté. Il est possible aussi de les recouvrir d’un vernis. Vernis teinte naturel. Comme si un vernis pouvait être naturel ! Mais cela doit être possible puisque les gens y ont recours. Il y en a même qui s’en recouvrent des pieds à la tête. On les admire. C’est peut-être cela, briller en société. Parfois, le vernis s’écaille. « Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps d’en remettre une couche. » Le vernis sert à se protéger contre les idées : on n’est jamais assez prudent…. Surtout les idées des volets. Elles peuvent aussi se transformer en évidences. Parfois, ces dernières font la une de l’actualité : « L’évidence a encore frappé : trois victimes sont à déplorer : elles étaient sorties sans leur vernis. » L’opinion s’émeut : que font les pouvoirs publics ? Mais chacun sait que les pouvoirs publics n’ont aucune idée sur la question. C’est évident. Certaines personnes mettent aussi du vernis sur le cœur. Montrer ses sentiments dérange. Et puis c’est désuet.

Soudain, mon chef de chantier me tire par les pieds vers l’évidence : le volet n’est toujours pas peint !

Je recouvre donc de peinture le bois du volet comme si je pensais pouvoir réanimer l’arbre qu’on a si effrontément transformé en planches.

Mais je sais bien que, quelle que soit la couleur appliquée, aucune ne lui conviendra.

Alors, je le caresse de mon pinceau, je me fais douce et descends effleurer son cœur. Je recouvre mais sans jamais parvenir à les fermer totalement, les blessures causées par le froid et la pluie, et le prie de me raconter sa vie dans la forêt.

Je l’écoute avec respect se souvenir du chant des oiseaux et de la mélodie du vent dans son feuillage, de la force majestueuse de son allure, de l’esprit de la forêt, de la tendresse partagée de ces amants venus s’aimer sous l’écrin de ses branches.

Cependant, voici ma peinture achevée. Je crois bien avoir trouvé l’exacte couleur dont il a besoin.

Or, mon chef de chantier grimace devant cette couleur indéfinissable. « Ce n’est pas une peinture pour volet, elle n’est pas lissée, tous les coups de pinceau sont visibles », gronde-t-il, rouge de colère. Je me hasarde à lui faire remarquer que le rouge ne va pas bien avec celle du volet, c’est… évident, mais il devient cramoisi. C’est pire, mais je ne dis plus rien. Je vois, terrifiée, s’approcher la ponceuse et sens sous mes doigts frémir le volet. Je vois ensuite les couleurs de la vie tomber en poussière, s’effacer l’arbre que mon pinceau avait dessiné en filigrane et j’entends gémir le bois sous les plaies ravivées.

Une fois le volet mis à nu, je détourne mon regard, émue. Le chef de chantier me prie d’aller voir ailleurs pour le restant de la journée… On se passera de moi, paraît-il.