Histoire sans queue ni tête

Je suis sollicitée pour peindre les volets. C’est très important de peindre les volets. On ne peut pas les laisser à l’état brut. On ne doit pas. Cela ne se fait pas, tout simplement. Et puis, en prêtant bien l’oreille, on pourrait entendre le bois nous parler, ressentir le besoin d’aller voir à quoi il ressemblait lorsqu’il était un arbre. Cela pourrait nous donner des idées et chacun sait que les idées, c’est dangereux.  Elles peuvent exploser en pleine figure, sans prévenir. Cela s’appelle alors une évidence. Il faut donc se protéger en mettant de jolies couleurs aux volets pour les empêcher d’exhaler leur parfum de liberté. Il est possible aussi de les recouvrir d’un vernis. Vernis teinte naturel. Comme si un vernis pouvait être naturel ! Mais cela doit être possible puisque les gens y ont recours. Il y en a même qui s’en recouvrent des pieds à la tête. On les admire. C’est peut-être cela, briller en société. Parfois, le vernis s’écaille. « Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps d’en remettre une couche. » Le vernis sert à se protéger contre les idées : on n’est jamais assez prudent…. Surtout les idées des volets. Elles peuvent aussi se transformer en évidences. Parfois, ces dernières font la une de l’actualité : « L’évidence a encore frappé : trois victimes sont à déplorer : elles étaient sorties sans leur vernis. » L’opinion s’émeut : que font les pouvoirs publics ? Mais chacun sait que les pouvoirs publics n’ont aucune idée sur la question. C’est évident. Certaines personnes mettent aussi du vernis sur le cœur. Montrer ses sentiments dérange. Et puis c’est désuet.

Soudain, mon chef de chantier me tire par les pieds vers l’évidence : le volet n’est toujours pas peint !

Je recouvre donc de peinture le bois du volet comme si je pensais pouvoir réanimer l’arbre qu’on a si effrontément transformé en planches.

Mais je sais bien que, quelle que soit la couleur appliquée, aucune ne lui conviendra.

Alors, je le caresse de mon pinceau, je me fais douce et descends effleurer son cœur. Je recouvre mais sans jamais parvenir à les fermer totalement, les blessures causées par le froid et la pluie, et le prie de me raconter sa vie dans la forêt.

Je l’écoute avec respect se souvenir du chant des oiseaux et de la mélodie du vent dans son feuillage, de la force majestueuse de son allure, de l’esprit de la forêt, de la tendresse partagée de ces amants venus s’aimer sous l’écrin de ses branches.

Cependant, voici ma peinture achevée. Je crois bien avoir trouvé l’exacte couleur dont il a besoin.

Or, mon chef de chantier grimace devant cette couleur indéfinissable. « Ce n’est pas une peinture pour volet, elle n’est pas lissée, tous les coups de pinceau sont visibles », gronde-t-il, rouge de colère. Je me hasarde à lui faire remarquer que le rouge ne va pas bien avec celle du volet, c’est… évident, mais il devient cramoisi. C’est pire, mais je ne dis plus rien. Je vois, terrifiée, s’approcher la ponceuse et sens sous mes doigts frémir le volet. Je vois ensuite les couleurs de la vie tomber en poussière, s’effacer l’arbre que mon pinceau avait dessiné en filigrane et j’entends gémir le bois sous les plaies ravivées.

Une fois le volet mis à nu, je détourne mon regard, émue. Le chef de chantier me prie d’aller voir ailleurs pour le restant de la journée… On se passera de moi, paraît-il.