A l’aventure

Je voudrais pouvoir écrire un texte sans faire appel à mon vocabulaire usuel. Mon sentiment actuel est d’avoir toujours recours aux mêmes termes. Certes, ils correspondent à ma sensibilité, à ce que je suis, mais j’arrive à saturation, voire à l’écœurement pour en avoir usé à outrance. Je m’appauvris.

Le dictionnaire pourrait-il m’aider à changer de trajectoire, à me renouveler ? Ah le traître ! : à sa lecture, tout me semble devenir insipide et fade dans cet univers que j’affectionne pourtant. J’ébauche des tractations avec lui : il me concède un mot, un seul, pour me servir de planche d’appel, de fil conducteur. En contrepartie, je lui livre un haïku. Non ! Plus élaboré : un poème. Mieux : en alexandrins. Ce serait un échange de bons procédés. Mes exigences sont si infimes… Car impossible de nier la vérité : je suis en mal d’inspiration, éconduite par la fibre créatrice, abandonnée par mon imagination.

Je fais les cent pas entre le A et le Z, arpente les pages, rôde d’une colonne à une autre, aux abois, aux aguets. Je tourne en rond, me perds dans les synonymes : tout se ressemble tant ! Vite, quitter cet endroit, grimper en haut du L pour faire le point.

Nageant à contre-courant, je remonte vers le début de l’alphabet. Le ventre du D m’oblige à passer de côté. Pourquoi ne se pousse-t-il pas ? Ne voit-il pas que je suis en pleine recherche ? De rage, j’attrape le point du J et le lance sur sa bedaine. Manque de chance, mon projectile se plante en plein milieu, le D se transforme en B.

Il me semble sentir une hostilité grandissante à mon égard. Ce dictionnaire m’oppose une farouche résistance et ne me livrera pas ses secrets. L’affaire est entendue. Organisons la défense… Faisons fi des lettres ! J’en appelle aux chiffres, ils sauront bien me venir en aide.

Je commence à compter : 1 – 2 – 3 – 4… Mais devant mes soldats de fortune, le dictionnaire envoie son armée de chiffres… écrits en lettres. La lutte devient inégale. D’autant qu’ils sont appuyés par les chiffres romains qui quadrillent tout le secteur.

Il faut se replier, réfléchir à une autre stratégie. Je pose mon crayon dans la lettre U, m’allonge dans l’alcôve du C. Mes pieds que je laisse pendre lui dessinent une cédille. Je me balance ainsi, doucement… Dans ce labyrinthe inextricable, paradoxalement, lâcher prise ne serait-il pas la meilleure façon de lutter ?

Alanguie dans ma lettre-balancelle, je domine tout l’alphabet. Il s’écoule de hampes en jambages, rebondit sur certaines consonnes rugueuses et s’éclaire des couleurs des voyelles. Un léger frisson dans l’air, infime, tourne les pages aléatoirement. Me voici au mot Miroir dans lequel se reflète le ciel. Un peu plus loin ou peut-être un peu plus tôt, je ne sais plus vraiment, c’est le mot Rêver qui a eu raison de ma vigilance.

Finalement, peu importe si les mots ne viennent pas à moi puisque je suis encore capable de m’émerveiller avec émotion.