Un choix à faire

Cet été, les marches de l’escalier sont vides. Plus aucune fleur ne vient les égayer, ni accompagner le visiteur jusqu’à la porte d’entrée. Les traditionnels rhododendrons rouges ont disparu. C’est un signe. Un signe de détachement qui ne trompe pas. Elle n’en connaît que trop bien la signification.  

De temps en temps, elle apprend qu’une connaissance s’en est allée, de maladie ou de vieillesse. Ainsi, peu à peu, c’est la forêt qui se décime autour d’elle, ne laissant que ce vieil arbre isolé, esseulé, auquel elle s’identifie. Exposé chaque fois davantage à la morsure du vent, à la brûlure du soleil et à la rigueur de l’hiver. Par ses racines s’échappe peu à peu la vie qu’il ne cherche plus à retenir. 

Bien sûr, sa famille l’entoure d’amour, de dévouement, devine ses moindres besoins. Toujours présente et l’accompagnant aussi bien que possible. Les tapis de velours déroulés devant ses pieds anticipent et aplanissent les difficultés de la vie. 

Bien sûr, elle apprécie la disponibilité des siens, leur manière délicate et pudique de l’encourager à continuer son chemin. Ils accrochent aux murs de sa maison des rires colorés, parfument de bouquets odorants chaque pièce. Elle s’appuie sur leur sollicitude pour avancer pas après pas, elle s’abreuve à leur cœur pour rester debout, jour après jour. 

Toutefois, elle préfère ne pas se mentir. Tous ces efforts auxquels elle consent pour rassurer son entourage, ne font qu’accroître sa fatigue et puiser dans ses réserves. Le courage lui manque, de leur révéler ce qu’ils se refusent à voir. Cruel dilemme : partagée entre l’envie de se réchauffer auprès de sa famille -mais de nourrir ainsi faussement leurs espoirs-, et le désir quasi-impérieux de se replier sur elle-même pour tenter de distinguer un horizon devenu au fil du temps de plus en plus flou.

De quel côté placer ses attentes ? Doit-elle se forcer à vivre ou s’autoriser à ne plus lutter ?  

Elle interroge son corps dominé par la lassitude et l’épuisement. Si l’horloge de son cœur continue de battre régulièrement, c’est avec moins de fougue, moins d’intensité. Son rythme s’est ralenti, à moins qu’il ne soit déjà plus que l’écho de ce qu’il fut ? De quelles invisibles frontières s’approche-t-elle ? Cette idée-là l’angoisse autant qu’elle la rassure : elle aimerait tant pouvoir se reposer, se laisser aller, s’endormir doucement d’un sommeil sans rêve… 

Et puis, il y a ce silence qui monte en elle, de plus en plus opaque. Elle sait bien ce qu’il représente quand tout se tait au plus profond de son être. Ce n’est pas le silence qu’elle entend : c’est le vide, le néant. Progressivement, elle s’est habituée à lui, comme on s’habitue chaque jour à voir surgir le brouillard. 

Lentement, malgré elle ou inconsciemment, elle se recule au fond de la scène, de cette scène où s’est déroulée toute une vie, sa vie. Elle se rapproche du rideau noir prêt à l’envelopper de son étreinte. 

Surgit alors de sa mémoire le rire cristallin d’un de ses petits-enfants, qui fuse comme un éclair et ramène un vague sourire sur ses lèvres. Elle n’a pas le cœur d’infliger son absence à sa famille, elle ne veut pas les faire souffrir. L’idée seule de leurs larmes, de leur détresse, lui arrache un sanglot étouffé. Mon corps, mon corps, pourquoi m’as-tu fait cela ? Pourquoi le temps a-t-il eu raison de toi alors que mon esprit est toujours aussi alerte ? Pourquoi m’as-tu abandonnée, alors que j’ai encore tant à apprendre, tant à découvrir ?  

Mais quelle est cette voix ténue ? Qui parle ? Elle écoute, ne parvenant pas à en distinguer l’origine. Quand soudain, elle tressaille en reconnaissant la voix de l’homme aimé qui a partagé son existence. Son destin ne lui a pas laissé le choix, il est parti depuis de longues années. Que dit-il ? Les paroles se font de plus en plus compréhensibles, de plus en plus proches… 

Elle regarde encore par la fenêtre : le soleil de cette fin d’été colore les arbres d’un vert mordoré des plus lumineux, c’est si beau… Des enfants jouent quelque part, elle les entend rire au loin, c’est si doux… Tandis que la voix continue de lui murmurer des paroles. Des paroles qu’elle reçoit comme une réponse à ses questionnements. 

Dans sa tête désormais, tout est clair. Elle a pris sa décision…