Autour d’un bouton

Il a un bouton. Un gros bouton sur le nez.
N’est pas parfait qui veut absolument l’être
Etre sûr de soi se révèle tout aussi difficile.
Difficile ? Vous n’y croyez peut-être pas.
Pas évident à admettre, si vous avez de l’assurance.
Assurance de réussir, de plaire, de gagner, de vivre
Vivre sans cet atout complique le quotidien.
Quotidien fait d’angoisses, de questions, de doutes
Doutes obsédants, récurrents, aliénants, c’est certain.
Certains parviendront à relever la tête, à assumer le défi.
Défi compliqué et laborieux de prendre confiance en soi.
Soi… Lieu où s’unifient l’inconscient et le conscient.
Conscient de quoi ? De son existence, de sa réalité.
Réalité de son être, de ses souffrances, de ses besoins.
Besoin de quoi ? En premier lieu, de s’aimer soi-même.
Même si cela peut paraître surprenant, c’est important.
Important, voire capital. Pour se regarder avec acceptation.
Acceptation de ce qu’on est, même avec un bouton sur le nez.
Nez en moins, ce ne serait pas mieux. Alors autant le faire .
Faire avec sa vie durant par bienveillance et aussi par respect.
Respect de soi pour s’autoriser à être, aimer et être aimé.
Aimé de celui qui croisera notre route, notre chemin de vie.
Vie équitable où donner se conjuguera avec recevoir.
Recevoir… Une autre marche à surmonter, autre point.
Point délicat à concevoir : la difficulté à recevoir un cadeau.
Cadeau hors normes ou infime, un panneau Stop s’élève.
S’élèvent alors de bien étranges et surprenantes idées :
Idée qu’on ne mérite pas ce présent-là, qu’on en est indigne.
Indigne… Cela nous renvoie à l’éternel problème : s’aimer.
S’aimer pour soi, s’aimer pour être fort, s’aimer pour vivre.
Vivre enfin ! Et relever la tête, se tenir debout, être SOI ! Oser !
Oser avant qu’il ne soit trop tard… Osez

Fantasme au masculin et au féminin


C’est un soir sans but, un soir insignifiant. L’ordinaire d’une journée qui s’achève. C’est un homme sans but, invisible parmi les passants qu’il côtoie sur ce trottoir ordinaire d’une ville morose.
Mains aux poches, cheveux offerts au vent, il a froid du gris de cette vie.
Clac, clac, clac… D’abord, il ne prête pas attention à ce bruit perçu derrière lui. Pourtant, il se répète, se rapproche même, surgi du brouhaha de la foule. Bruit reconnaissable et caractéristique des talons aiguille.
Son imagination s’enflamme… Il se figure ces louboutins qui le suivent. Une femme a jeté son dévolu sui lui. Son désir soudain aiguisé découvre des chevilles fines et nerveuses, un pied délicieusement cambré comme le corps d’une femme s’abandonnant à l’amour. Il fantasme sur les jambes aux mollets galbés à merveille. Les cuisses légèrement dévoilées par une jupe légère laissent entrevoir des atours auxquels il ne pourra que succomber. La taille prise dans un corset de soie rehausse sa poitrine haletante et laissent s’échapper des épaules à l’arrondi parfait. Il est envoûté, sa raison s’égare, avant même d’avoir plaidé sa cause. Il ferme les yeux, saisi d’un frisson de désir qui l’étonne par sa force et sa brusquerie.
Son cœur bat maintenant au rythme de ce martèlement persistant. Cette attente insoutenable devrait l’inciter à prendre l’évidente décision : se retourner vers cette femme et découvrir son visage qui ne peut qu’être parfait, à la hauteur de son rêve. Il ralentit son pas…
C’est un soir sans but, un soir insignifiant. L’ordinaire d’une journée qui s’achève. C’est une femme sans but, invisible parmi les passants qu’elle côtoie sur ce trottoir ordinaire d’une ville morose.
Les mains autour du col de sa veste, tête échevelée, elle a peur du vide de cette vie.
Clac, clac, clac… Ses talons aiguille résonnent et chantent allègrement. Elle n’entend plus qu’eux, d’ailleurs, malgré le brouhaha de la foule. Impossible de passer inaperçue.
D’ailleurs, cet homme qui avance devant elle a remarqué ce bruit. Indubitablement. Un mouvement en arrière imperceptible de sa tête en atteste. Elle accorde plus d’attention à cet inconnu. À bien le considérer, trouve plutôt un certain charme à cette silhouette. Sa démarche comme hésitante et un brin nonchalante ne la laisse pas indifférente. Il doit faire bon se blottir dans ces bras-là, dont la musculature tire sur le tissu de la chemise. La nuque entrevue appelle ses baisers. Sa haute stature lui procure immédiatement un sentiment de protection. Un rapide coup d’œil sur ses hanches et ses fesses rebondies suffit à la mettre en émoi tandis qu’elle se projette, nouant ses jambes autour des siennes. Soudain subjuguée, elle s’avoue captive avant même d’avoir été séduite.
Son cœur palpite maintenant au rythme de la démarche de cet homme. Il a ralenti légèrement, il va s’arrêter… Son cœur bat à tout rompre… Mais il reprend son allure. Soulagement ? Déception ? Elle ne saurait dire.

La reprogrammation

Il porte le poids de sa vie, le poids d’une vie malmenée, violentée, qui a forgé ce qu’il est devenu. Regarder en arrière permet d’en mesurer l’exacte profondeur vertigineuse. Ne croyez pas qu’il se livre à cet exercice pour s’apitoyer sur son destin. Au contraire, il s’exige, s’impose de comprendre qui il est vraiment, ce qui a structuré l’existence de cet inconnu qui le fixe dans le miroir. Découvrir les mécanismes anciens, les automatismes ancrés depuis longtemps. Au fil des ans, ils se sont creusés, enfoncés dans la profondeur de son être, tels des sillons dont il ne peut s’échapper, où il est englué. Comme l’eau ne peut qu’emprunter toujours le lit de sa même rivière, il ne peut, il ne sait que les suivre pour gérer sa vie actuelle. Il souhaite sortir de ces sentiers battus que furent les siens. Il lui faut aussi décrypter les traumatismes à l’origine de ses profondes blessures, en raviver leur mémoire pour le libérer, une fois pour toutes, des émotions négatives qui leur sont associées et qui se sont enkystées dans ses cellules. Qui est-il vraiment ? Il veut le savoir, avec une détermination proportionnelle à sa peur de ce qu’il va découvrir. 

Aujourd’hui, en effet, il arrive à bout. Il ne peut plus jouer ce rôle auquel il s’était toujours astreint. Il retient depuis trop longtemps ce qu’il avait enfoui, caché au plus profond de son être. Ce qu’il s’était appliqué à faire semblant d’oublier, à minimiser, à tourner en dérision. Il est temps de jeter le masque d’un sourire permanent et affable qu’il avait placardé sur son visage. Il veut être lui-même, se laisser surprendre par une personnalité refoulée parce qu’étouffée et qu’il ne connaît donc pas. Il se donne comme objectif la liberté d’être. Il quittera ses oripeaux et s’avancera vers un chemin de lumière. 

Un impératif s’impose avec urgence : trouver l’exutoire adéquat à cette lame de fond imminente qui va le submerger s’il reste passif. Ce travail va exiger de nouvelles forces de sa part, lui pourtant si fatigué. Toutefois, il est prêt à jeter ses dernières forces dans la bataille. En chemin, il est certain d’en trouver de nouvelles, de différentes. Il s’apprête à souffrir de devoir rouvrir ses blessures pour les analyser telles quelles et non pas telles qu’il les a maquillées. Conscient de tous ces paramètres, il sait aussi que c’est « le » moment dans sa vie pour accomplir ce pas qui le fera avancer. Pour être lui-même. Pour… vivre enfin ! S’il ne saisit pas la balle au bond, tout se refermera et il continuera avec ce poison psychologique qui le gangrène toujours davantage depuis son enfance. 

Il choisit donc le sport sur lequel il jette son dévolu, se lance à perdre haleine dans des activités physiques intenses, multiples. Muscles torturés, limites toujours repoussées, défis relevés aussitôt qu’imaginés. Jusqu’à ce jour. Où le corps casse. Message clair, explicite, sans appel : l’auto-destruction et l’auto-punition ne peuvent rien exorciser. Le « problème » reste intact, entier. Impénétrable. Cette évidence a du mal à s’imposer à son esprit. Mais quand le corps a parlé, c’est toujours lui qui a le dernier mot. 

Désormais tout va très vite en lui. Impossible de refouler ce besoin impérieux de se décharger du carcan qui l’étouffe jusqu’à perdre souffle. Le volcan qui sommeille en lui menace d’exploser. D’énormes brèches qu’il ne parvient plus à colmater comme par le passé, éventrent son calme superficiel habituel. Il perçoit dans son for intérieur ce qui s’apparente à une vague monstrueuse : elle enfle, prend de l’envergure. Une force terrible qui ne demande qu’à s’évacuer. Rapidement. Violemment. Parfois pris d’une irrépressible envie de hurler, il plaque sa main devant la bouche pour se contenir. Il ne peut plus fuir : dos au mur, face à lui-même, face à ses souffrances qu’il prend en pleine poitrine. Obligé de regarder. Contraint à garder les yeux ouverts. Peur de devenir fou, de ne plus rien pouvoir contrôler, lui qui a toujours tout maîtrisé. De terribles angoisses s’abattent sur lui, comme le ferait un oiseau de proie, et le laissent pantelant. C’est le barrage qui lâche, le château de sable qui s’écroule, le craquement de l’arbre qui tombe dans la forêt… 

Que faire alors ? 

Il essaie le dessin, mais son coup de crayon restitue maladroitement sa pensée. Se limiter à quelques esquisses ? Il ne peut s’en suffire. Dans un accès de rage, il griffe parfois le papier jusqu’à le lacérer. Cette crispation irrépressible de sa main autour de ce maudit crayon impossible à maîtriser signe l’échec de sa démarche… 

La peinture ? Un espoir naît en lui. Vite, des toiles, des pinceaux ! Son impatience n’a d’égale que la fulgurance de sa douleur intérieure. Peine perdue… Ses tentatives s’avèrent trop fades et sans relief. Ou alors se soldent-elles par des couleurs violentes, agressives. Des flammes brûlant ses tableaux. 

Le piano ? Il s’est souvent laissé dériver sur une rivière de notes qui l’amenait vers des berges douces où il s’étendait pour se reposer. Il pense donc pouvoir s’exprimer par la musique mais ses doigts maladroits ne lui obéissent pas. Aucune vélocité aérienne. Il ne sait que frapper exagérément sur les touches, ses poings se serrent, il se retient de ne pas les écraser sur le clavier. Ce ne sont pas des notes de musique mais des rugissements ou des plaintes. 

Pris de panique, il n’entrevoit rien autour de lui pour le sauver de ces sables mouvants dans lesquels il sombre. La vue d’une feuille blanche l’inspire subitement, ultime planche de salut. L’écriture serait-elle « la » piste à envisager ? Une suite de mots, alignés les uns après les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne le guideraient vers sa délivrance. Il partirait à leur recherche, les débusquerait vaillamment. Il consulterait la bibliothèque de sa mémoire, interrogerait son cœur et sonderait son âme, car les registres utilisés par chaque partie de son être répondent à des sensibilités différentes. Des mots choisis judicieusement, patiemment pesés, évalués à leur juste valeur. 

Un jour, tout est dit. Ou presque. Il a relu de nombreuses fois, vérifié la concordance avec ce qu’il avait à cœur d’exprimer. Quelle expression bizarre qui parle d’elle-même et montre tout ce qu’un cœur peut contenir de non-dits… Il ne sait même pas quelle est la portée de son récit, il n’arrive même plus à en juger la cohérence, mais comme il se sent soulagé, apaisé, il en conclut que sa tâche est finalisée. Fatigué de cette descente dans les profondeurs de son être, il en a pourtant remonté toute cette vase qui lui donnait la nausée. Vidé de ce travail d’intériorisation, d’exploration, de prise de conscience, il a réussi à purger son passé des chaînes qui l’entravaient. Exténué d’avoir rassemblé tous les morceaux éparpillés du puzzle de son existence, il se trouve enrichi d’un nouveau jeu de cartes dont les principaux atouts sont confiance en soi et soif de vivre. Quand il regarde en lui, c’est le calme de la rivière qui s’écoule enfin après la violence du courant. 

Il reste longtemps songeur, a besoin de reprendre ses esprits… Certes, rien n’est achevé : sa construction personnelle ne fait que commencer. Sa lucidité lui parle déjà d’autres combats à mener. Le point final n’est qu’un objectif lointain. Cependant, il peut s’appuyer sur des bases solides, il se sent armé pour regarder vers l’avenir. Il vient de franchir une étape importante qui l’a amené vers la connaissance de soi, il a dépassé des blocages, des peurs. Sa démarche a mis de la distance avec les tourments qu’il n’a pas encore résolus, mais pour lesquels il est persuadé, qu’en temps voulu, il saura trouver les ressources pour les juguler. 

Alors, il se lève, emmène son chien en balade pour une longue marche. Il respirera à pleins poumons. Avide de cette nouvelle vie, l’air frais et ensoleillé chassera de lui les dernières eaux troubles, nettoiera les dernières zones d’ombre, comblera enfin ces sillons qui étaient devenus sa prison.

Écrire

D’abord, déterminer un sujet qui sera pour moi prétexte à l’écriture. Puis partir à la recherche des mots qui l’exprimeront au mieux, les débusquer vaillamment, car ils ne sont pas toujours accessibles. Ils savent se faire prier en se dérobant à ma quête, jouent les espiègles par des sens dérivés qui ne correspondent pas précisément à mon idée.  

Quelques pistes dignes de confiance peuvent être exploitées : consulter la bibliothèque de ma mémoire, interroger mon cœur et sonder mon âme, car les registres utilisés par chaque partie de mon être répondent à des sensibilités différentes.  

Des termes choisis judicieusement, patiemment pesés, épinglés, évalués à leur juste valeur trouvent déjà leur place sur ma feuille de papier. Savoir retravailler la première esquisse : garder les idées essentielles qui serviront de trame et examiner à la loupe tous les mots qui se présentent à mon esprit pour les trier sans état d’âme et coller ainsi au plus près de ma pensée. Ensuite, les ordonner savamment les uns après les autres, les uns avec les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne guiderait vers l’épilogue. 

Les apprivoiser, les laisser venir… Jouer avec eux, avec leurs couleurs, leurs sens seconds ou sous-entendus. Me laisser porter par leur musicalité. Écrire des partitions où les notes seraient des enchaînements de camaïeux d’émotions. Partir en territoire inconnu, redécouvrir les significations cachées ou oubliées des mots, les possibles ailleurs sur lesquels ils débouchent. 

Les écouter résonner en moi : trouvent-ils écho dans mon cœur ? Puis, en habiller l’histoire qui ne demande qu’à naître et vérifier si ce vêtement cousu de toutes pièces lui sied parfaitement. Il s’agit de ne pas me tromper, d’opérer avec la précision du sculpteur pour ne rien trahir. Un coup de ciseau maladroit, et l’œuvre est défigurée. Une erreur d’appréciation sur un terme brise toute la portée du texte, le dénature. C’est pourquoi il est impératif de se montrer intraitable avec les mots, exiger la quintessence de tout ce qu’ils véhiculent. 

Tel un chef d’orchestre, l’étape suivante consiste à coordonner avec minutie les différentes harmonies suscitées par la musique des enchaînements de mots, donc de phrases. Il faut faire preuve de virtuosité pour donner l’impulsion, insuffler le rythme. Et, crescendo, obtenir ainsi avec maestria une unité parfaite au service de ma pensée.  

Tel le peintre devant sa toile, je m’emploie à marier leurs couleurs pour créer une infinité de tons jamais imaginés, pour inventer des nuances plus subtiles les unes que les autres. Et j’essaie de peindre alors des tableaux qui donneront à mon histoire sa véritable dimension. Je pourrai y entrer par la seule force de ma volonté, parcourir les paysages que j’aurais ainsi créés, m’arrêter pour prendre le temps d’apprécier, me désaltérer de ma poésie.  

Me voilà transformée en musicien de mon âme, en peintre de mon cœur. 

On peut sans conteste parler de magie des mots, d’une alchimie secrète qui leur donne vie dès lors qu’ils sont juxtaposés, qu’ils s’allient pour former des phrases. Pris isolément, leur puissance se limite à leur seule signification. Un esprit avisé les soupçonnera de receler des secrets, saura pressentir leur prestige, leur influence, entreverra les combinaisons possibles entre eux. Combinés, ils sont investis d’un pouvoir incommensurable. C’est l’effet cumulé de l’esprit que chaque mot porte en lui. Interconnexion subliminale que je ne peux expliquer mais qui me livre de belles émotions.  

L’écriture se veut inégale. De temps en temps, je peine à exprimer mon état d’esprit. À d’autres moments, mon crayon ne m’appartient plus. Pris d’une ivresse difficile à refreiner, le graphisme devient compulsif, rapide. Ma pensée court plus vite que ma main et c’est fébrilement que je peine à la suivre, éprise d’une vague angoisse à l’idée de voir mon inspiration se tarir brusquement. 

Parfois encore, je déclame à haute voix ce que j’ai confié à ma feuille de papier. Alors, ce sont d’autres sensations qui fusent en moi, tout prend encore un sens différent, plus profond, plus fort. Le poids des mots monte en puissance. 

Puis je laisse mon récit se décanter. Le temps nécessaire pour que mûrissent les idées, pour qu’éclosent les fleurs semées dans le terreau de l’écriture. Cette dernière est un refuge que je quitte presque à regret pour reprendre pied dans mon quotidien. Pendant cette interruption, un travail intérieur s’opère par à-coups, des portes volent en éclats, des verrous sautent, des réponses s’imposent, des questions s’invitent. Mon sommeil est visité régulièrement par un mot : c’est justement celui-ci que j’ai cherché toute la journée, celui-ci et pas un autre. Vite, le noter quelque part.

 

Je reprends à nouveau mon texte. La frustration grandit de l’insatisfaction éprouvée à la lecture de certains passages. Je m’invective de ne pas trouver les termes propices, modifie, précise quelques points, relègue un mot ou deux pour les remplacer par d’autres plus justes. Je deviens obsédée par la recherche de la précision. Le choix des champs lexicaux, des tournures de phrases tourne au dilemme. Je les choisis méticuleusement, comme un ouvrier consciencieux le fait avec ses outils. 

Enfin, un jour, un soir, comment savoir… je pose définitivement mon crayon, lasse d’avoir autant trituré mon esprit pour un résultat qui m’apporte peu de satisfaction, si ce n’est le soulagement d’avoir mis un point final. Tout est là, du moins l’essentiel. Un regard global sur mon texte lui donne soudainement vie et je vois avec surprise s’envoler tous ces mots pour former un long ruban multicolore qui s’enroule autour de moi. Je me mets à danser en virevoltant sur moi-même, accompagnée par cette écharpe qui en fait autant. J’écarte les bras, tourne, tourne, regarde le ciel vers lequel s’envolent tous mes écrits, ris, pleure… Jusqu’à ce que, fatiguée, je m’allonge sur le sol et que cette écharpe retombe sur moi comme une douce couverture translucide. Elle laisse filtrer ma respiration apaisée par l’odeur de l’herbe et de la terre confondues. Lentement, descendent sur moi les étoiles, tel un infime fragment de la sagesse de l’Univers…

Rester ou quitter le jeu

Elle n’en peut plus, ces dernières années furent épuisantes pour elle. Elle mesure tout le combat qui fut le sien. Elle a relu le désespoir couché sur le papier, revu les abîmes dans lesquels il lui est souvent arrivé de vouloir sombrer, réentendu les gémissements et les hurlements qui lui arrachaient la gorge. Elle a perçu à nouveau la sécheresse de son cœur délaissé, éprouvé les terrifiants manques de son corps, elle a pleuré sur elle. Elle se tient la tête à deux mains, tout se mélange, se fourvoie dans les chemins de sa mémoire, se laisse envahir par la compassion pour cette femme qu’elle a été, pour cette enfant qu’elle fut jadis.

Elle pose un regard sur sa vie, embrasse d’un seul coup d’œil ce que fut son parcours, comme on peut observer un paysage dans sa globalité du haut d’un promontoire. Le point de départ de cette rivière qui coule désormais dans la vallée de sa vie fut cette aridité affective, cette sécheresse sans précédent qui ont failli lui coûter la vie, lui faire perdre la raison. D’ailleurs, elle l’a perdue en partie pour oser, désespérée comme elle l’était, accomplir l’impensable. Instinct de survie qui l’a poussée sur les chemins de la liberté, de la libération, de l’accomplissement d’elle-même ? Peut-être pas jusque-là, mais au moins a-t-elle pris sa destinée en main pour aller chercher le sang qui ne coulait plus dans ses veines, pour aller trouver le souffle qui manquait à ses poumons, la chaleur qui ne circulait plus en elle, pour échapper au froid de la mort qui l’engourdissait peu à peu. Entre la raison et l’intuition, elle a suivi cette dernière pour aller au gré des chemins qu’elle croisait, pour s’aventurer dans des territoires où elle est devenue proie et chasseuse. A instinct de survie ?

Il a fallu détruire pour reconstruire, souffrir et faire souffrir pour sortir la tête de l’eau. Il a fallu se battre, encore et encore, donner de sa vie pour pouvoir en gagner. Se peut-il qu’un jour jaillisse de ce tas de gravas une fleur sauvage ?

Se libérer

Il porte le poids de sa vie, le poids d’une vie malmenée, violentée, qui a forgé ce qu’il est devenu. Regarder en arrière permet d’en mesurer l’exacte profondeur vertigineuse. Ne croyez pas qu’il se livre à cet exercice pour s’apitoyer sur son destin. Au contraire, il s’exige, s’impose de comprendre qui il est vraiment, ce qui a structuré l’existence de cet inconnu qui le fixe dans le miroir. Découvrir les mécanismes anciens, les automatismes ancrés depuis longtemps. Avec le temps, ils se sont creusés, enfoncés dans la profondeur de son être, tels des sillons, dont il ne peut s’échapper. Comme l’eau ne peut qu’emprunter toujours le même lit de sa rivière, il ne peut que les suivre pour gérer sa vie actuelle. Il souhaite sortir de ces sentiers battus, de ses sentiers. Il lui faut aussi décrypter les traumatismes à l’origine de ses profondes blessures, en raviver leur mémoire pour le libérer, une fois pour toutes, des émotions négatives qui leur sont associées et qui se sont enkystées dans ses cellules. Qui est-il vraiment ? Il veut le savoir, avec une détermination proportionnelle à sa peur de ce qu’il va découvrir. 

Car aujourd’hui, il arrive à bout. Il ne peut plus jouer ce rôle auquel il s’était toujours astreint. Il retient depuis trop longtemps ce qu’il avait enfoui, caché au plus profond de son être. Ce qu’il s’était appliqué à faire semblant d’oublier, à minimiser, tourner en dérision. Il est temps de jeter le masque d’un sourire permanent et affable qu’il avait placardé sur son visage. Il veut être lui-même, se laisser surprendre par une personnalité refoulée. Il se donne comme objectif la liberté d’être. Et pour cela, il est prêt à jeter ses dernières forces dans la bataille. Pour en trouver de nouvelles, différentes. Il quittera ses oripeaux et s’avancera sur un chemin de lumière. 

Tout va très vite désormais en lui. Impossible de refouler ce besoin impérieux de se décharger du carcan qui l’étouffe jusqu’à perdre souffle. Le volcan qui sommeille en lui menace d’exploser. D’énormes brèches s’éventrent qu’il ne parvient plus à colmater comme par le passé. Il perçoit dans son for intérieur ce qui s’apparente à une vague monstrueuse : elle enfle, prend de l’envergure. Une force terrible qui ne demande qu’à s’évacuer. Rapidement. Violemment. Parfois pris d’une irrépressible envie de hurler, il plaque sa main devant la bouche pour se contenir. Il ne peut plus fuir : dos au mur, face à lui-même, face à ses souffrances qu’il prend en pleine poitrine. Obligé de regarder. Contraint à garder les yeux ouverts. Peur de devenir fou, de ne plus rien pouvoir contrôler, lui qui a toujours tout maîtrisé. De terribles angoisses s’abattent sur lui, comme le ferait un oiseau de proie, et le laissent pantelant. C’est le barrage qui lâche, le château de sable qui s’écroule, le craquement de l’arbre qui tombe dans la forêt… 

Un impératif s’impose avec urgence : trouver l’exutoire adéquat à cette lame de fond imminente qui va le submerger s’il reste passif. Ce travail va exiger de nouvelles forces de sa part, lui pourtant si fatigué. Il va à nouveau souffrir de devoir rouvrir ses blessures pour les examiner telles quelles et non pas telles qu’il les a maquillées. Il est conscient de tout cela. Mais il sait aussi que c’est « le » moment. Le moment dans sa vie pour accomplir ce pas qui le fera avancer. Pour être lui-même. Pour… vivre enfin ! S’il ne saisit pas la balle au bond, tout se refermera et il continuera avec ce poison psychologique qui le gangrène toujours davantage depuis son enfance. 

Il jette son dévolu sur le sport, se lance à perdre haleine dans des activités physiques intenses, multiples. Muscles torturés, limites toujours repoussées, défis relevés aussitôt qu’imaginés. Jusqu’à ce jour. Ce jour où le corps casse. Message clair, explicite, sans appel : l’auto-destruction et l’auto-punition ne peuvent rien exorciser. Le « problème » reste intact, entier. Impénétrable. Cette évidence a du mal à s’imposer à son esprit. Mais quand le corps a parlé, on ne peut que l’écouter. 

Il essaie le dessin, mais son coup de crayon restitue maladroitement sa pensée. Se limiter à quelques esquisses ? Il ne peut s’en suffire. Dans un accès de rage, il griffe parfois le papier jusqu’à le lacérer. Cette crispation irrépressible de sa main autour de ce maudit crayon impossible à maîtriser signe l’échec de sa démarche…  

La peinture ? Un espoir naît en lui. Vite, des toiles, des pinceaux ! Son impatience n’a d’égale que la fulgurance de sa douleur intérieure. Peine perdue… Ses tentatives s’avèrent trop fades et sans relief. Ou bien se soldent-elles par des couleurs violentes, agressives. Des flammes brûlant ses tableaux.  

Le piano ? Il s’est souvent laissé dériver sur une rivière de notes qui l’amenait vers des berges douces où il s’étendait pour se reposer. Il pense donc pouvoir s’exprimer par la musique mais ses doigts maladroits ne lui obéissent pas. Aucune vélocité aérienne. Il ne sait que frapper exagérément sur les touches, ses poings se serrent, il se retient de ne pas les écraser sur le clavier. Ce ne sont pas des notes de musique mais des rugissements ou des plaintes. 

Que faire alors ? 

L’écriture serait peut-être une piste à envisager. Une suite de mots, alignés les uns après les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne le guideraient vers sa délivrance. Il partirait à leur recherche, les débusquerait vaillamment. Il consulterait la bibliothèque de sa mémoire, interrogerait son cœur et sonderait son âme, car les registres utilisés par chaque partie de son être répondent à des sensibilités différentes. Des mots choisis judicieusement, patiemment pesés, évalués à leur juste valeur.

Jouer avec eux, avec leurs couleurs, leurs sens seconds ou sous-entendus. Se laisser porter par leur musicalité. Il écrirait des partitions où les notes seraient des enchaînements de camaïeux d’émotions. Partir en territoire inconnu, redécouvrir les significations cachées ou oubliées des mots, les possibles ailleurs sur lesquels ils débouchent.  

Les apprivoiser, les laisser venir… Les écouter résonner en lui : trouvent-ils écho dans son cœur ? Puis, en habiller l’histoire qui le hante, les ressentis qui l’habitent, et vérifier si ce vêtement cousu de toutes pièces leur sied parfaitement. Il s’agit de ne pas se tromper, d’œuvrer avec la précision du sculpteur pour ne rien trahir de ce qui doit être dit, de ce qui doit être hurlé.  

Il se montrera intraitable avec eux, exigeant la quintessence de tout ce qu’ils peuvent véhiculer.  

Tel un chef d’orchestre, il coordonnera avec minutie les différentes harmonies suscitées par la musique des enchaînements de mots. Ce virtuose qu’il sera devenu, donnera l’impulsion, insufflera la pulsation commune. Et, crescendo, il obtiendra avec maestria une unité parfaite au service de sa pensée. Car il en a les clés. 

Tel un artiste, il mariera leurs couleurs pour créer une infinité de tons jamais imaginés, pour inventer des nuances plus subtiles les unes que les autres. Et il peindra alors des tableaux qui donneront à son histoire sa véritable dimension. Il pourra y entrer par la seule force de sa volonté, afin de parcourir les paysages de sa vie, s’arrêter pour prendre le temps de réparer. Des tableaux desquels il pourra se reculer pour embrasser d’un seul coup d’œil ce qu’il vécut. 

Car il connaît la magie des mots, l’alchimie secrète qui leur donne vie dès lors qu’ils sont juxtaposés, qu’ils s’allient pour former des phrases. Pris isolément, leur puissance se limite à leur seule signification. Un esprit avisé les soupçonnera de receler des secrets, saura pressentir leur prestige, leur influence, entreverra les combinaisons possibles entre eux. Combinés, ils sont investis d’un pouvoir incommensurable. C’est l’effet cumulé de l’esprit que chaque mot porte en lui. Interconnexion subliminale qui nous échappe mais nous livre de belles émotions. 

Parfois, il déclame à haute voix ce qu’il a déjà exprimé. Alors, ce sont d’autres sensations qu’il ressent, tout prend encore un sens différent, plus profond, plus fort. Les mots sont les larmes de son âme. C’est une prière qu’il récite, un exorcisme qu’il prononce. 

Puis il laisser son récit se décanter. Les mots sont un refuge qu’il quitte à regret pour reprendre pied dans son quotidien. Pendant cette interruption, un travail intérieur s’opère par à-coups, des portes volent en éclats, des verrous sautent, des réponses s’imposent, des questions s’inscrivent en lettres de feu. Il est réveillé en pleine nuit, pris d’une envie d’écrire. Un mot le tire de son sommeil : c’est celui-ci qu’il a cherché toute la journée, celui-ci et pas un autre. Vite, le noter quelque part. Il est épuisé. 

Il reprend à nouveau son écriture. N’est pas satisfait de certains passages, modifie, précise certains points, range certains mots pour les remplacer par d’autres plus justes. S’oblige à de la pudeur autant qu’il s’astreint à crier la vérité. Il choisit ses termes comme un ouvrier le ferait avec ses outils, un peintre avec ses pinceaux. 

Un jour, tout est terminé. Il a relu de nombreuses fois, vérifié la concordance avec ce qu’il avait à cœur d’exprimer. Quelle expression bizarre qui parle d’elle-même et montre tout ce qu’un cœur peut contenir de non-dit… Il ne sait même pas quelle est la portée de son récit, il n’arrive même plus à en juger la cohérence, mais comme il se sent soulagé, apaisé, il en conclut que sa tâche est terminée. Fatigué, vidé… Quand il regarde en lui, c’est une grande prairie, sans rochers, sans accident de terrain, sans précipice où il peut entendre la chanson de la brise parfumée. Le soleil réchauffe l’herbe recouverte de rosée et les fleurs endormies répondent à sa douce caresse.  

Il reste longtemps songeur ou bien est-ce pour reprendre ses esprits… Puis, se lève, emmène son chien en balade pour une longue marche pendant laquelle il respirera à pleins poumons. Avide de cette nouvelle vie, l’air frais et ensoleillé chassera de lui les dernières eaux troubles, nettoiera les dernières zones d’ombre, comblera les sillons trop longtemps parcourus.

Elle

Elle n’en peut plus, ces dernières années furent épuisantes pour elle. Elle mesure tout le combat qui fut le sien. Elle a relu le désespoir couché sur le papier, revu les abîmes dans lesquels il lui est souvent arrivé de vouloir sombrer, réentendu les gémissements et les hurlements qui lui arrachaient la gorge. Elle a perçu à nouveau la sécheresse de son cœur délaissé, éprouvé les terrifiants manques de son corps, elle a pleuré sur elle. Elle se tient la tête à deux mains, tout se mélange, se fourvoie dans les chemins de sa mémoire, se laisse envahir par la compassion pour cette femme qu’elle a été, pour cette enfant qu’elle fut jadis.

Elle pose un regard sur sa vie, embrasse d’un seul coup d’œil ce que fut son parcours, comme on peut observer un paysage dans sa globalité du haut d’un promontoire. Le point de départ de cette rivière qui coule désormais dans la vallée de sa vie fut cette aridité affective, cette sécheresse sans précédent qui ont failli lui coûter la vie, lui faire perdre la raison. D’ailleurs, elle l’a perdue en partie pour oser, désespérée comme elle l’était, accomplir l’impensable. Instinct de survie qui l’a poussée sur les chemins de la liberté, de la libération, de l’accomplissement d’elle-même ? Peut-être pas jusque-là, mais au moins a-t-elle pris sa destinée en main pour aller chercher le sang qui ne coulait plus dans ses veines, pour aller trouver le souffle qui manquait à ses poumons, la chaleur qui ne circulait plus en elle, pour échapper au froid de la mort qui l’engourdissait peu à peu. Entre la raison et l’intuition, elle a suivi cette dernière pour aller au gré des chemins qu’elle croisait, pour s’aventurer dans des territoires où elle est devenue proie et chasseuse. A instinct de survie ?

Il a fallu détruire pour reconstruire, souffrir et faire souffrir pour sortir la tête de l’eau. Il a fallu se battre, encore et encore, donner de sa vie pour pouvoir en gagner. Se peut-il qu’un jour jaillisse de ce tas de gravas une fleur sauvage ?

Le figuier

En cette fin d’après-midi de septembre, je ramasse les dernières figues. Au meilleur de la saison, gonflées de nectar, elles courbaient sous leur poids de leur saveur, comme une humble offrande de l’arbre. Il a, cette année encore, fourni une récolte généreuse et gourmande. Quel âge peut-il bien avoir d’ailleurs ? Je l’ignore, d‘autant que sa taille n’est pas en rapport avec ses années. Il n’est pas très grand. Il a poussé tout en largeur et ses branches courbes se sont obligeamment mises à portée de main pour faciliter la cueillette. Leur souplesse contraste avec une apparente fragilité. En fait, je le soupçonne de préférer réserver sa sève nourricière à la production de fruits plutôt qu’à sa croissance. C’est dire s’il s’agit là d’un arbre généreux. 

Mais aujourd’hui, les derniers fruits n’ont plus cette saveur si particulière que leur confère le soleil de l’été. Il n’en reste que quelques-uns qui ont du mal à mûrir. Le vent frais qui souffle en rafales rappelle que l’heure est bientôt venue de se préparer à l’hiver. Son message est appuyé par les lourds nuages gris qu’il amène à travers un ciel délavé dépourvu de son éclat. C’est un combat inégal des éléments où l’automne, ambassadeur de l’hiver, s’installe peu à peu. 

Je savoure les figues une par une, consciente qu’il n’y en aura plus jusqu’à l’année prochaine. Leur peau moins souple n’est plus craquelée sous l’excès de suc, leur chair n’est plus gorgée de sucre. Elles sont désormais flétries, plus fades. Elles n’emprisonnent plus le soleil. Qu’importe ! Je suis là, témoin privilégié de cet arbre qui m’invite à manger ce qu’il m’offre. Autour de moi, il n’y a aucun bruit si ce n’est le vent, mais peut-on le définir comme un bruit ? Bien au contraire, il ajoute à la solennité du moment, il me fait frissonner pour me rappeler qu’il est l’heure. L’heure de quoi ? En tournant le dos à cet arbre qui représente la vie, qui est la vie, je sais que je devrai mettre mes pas sur un autre chemin dont je ne connais rien. Une abeille frileuse arrive à la recherche de son nectar. Trop tard… Elle rentrera bredouille ou se contentera d’une figue aigre avant que les fourmis s’en emparent. 

Je remercie le figuier pour sa générosité renouvelée, pour le plaisir qu’il me procure à apprécier ce qu’il offre, ce qu’il est. Sait-il combien je l’estime ? Sait-il qu’intérieurement, je le qualifie de « remarquable » et le porte en moi comme un étendard de vie ? Peut-il lire dans mes pensées ? Celles qu’il m’inspire sont autant de fruits aigres-doux qui m’amènent à m’interroger sur ma vie, sur la Vie et sur ce long chemin sans fin où seule la mort apportera un point final. 

Je ressens soudain un grand vide en moi, un froid m’étreint dont j’ignore la cause. J’interroge le ciel pour comprendre, mais le soleil qui peine à se faufiler à travers les nuages ne m’est d’aucun secours. Un dernier regard au figuier : il n’a pourtant rien dit… Il est temps de partir…

Un autre rendez-vous

Vingt minutes à attendre… Elle se félicite intérieurement d’être arrivée en avance : réajuster promptement ses vêtements, vérifier sa coiffure, calmer son cœur. Réfléchir aux premiers mots à prononcer, au premier sujet de conversation à aborder. Rien ne doit être fait dans la précipitation. Rien ne doit être laissé au hasard.

Accepter ce premier rendez-vous ! Comment en a-t-elle été capable ? Un premier « oui » : un premier pas vers cet inconnu. Il visite ses nuits. Elle sent déjà poindre un sourd désir. La porte de l’espoir qui s’entrouvre. Une audace qui voit s’enflammer sa confiance en elle-même.

Un coup d’œil rapide à sa montre : un quart d’heure à patienter. Sentiment du temps qui ralentit malicieusement. Accélération du cœur. Observation de son reflet dans la vitrine du magasin. Cette mèche de cheveux rebelle. Elle aurait dû la couper. Ce détail la perturbe. Elle repense à sa longue et minutieuse préparation. Optimiser ses chances de séduction… Choix compliqués, dilemmes superficiels pourtant si primordiaux à ses yeux.

Encore dix minutes. L’excitation qui s’amplifie. Elle ne tient plus en place. Surtout, rester naturelle, ne pas dévoiler sa nervosité. Laisser croire à de l’assurance. Sans excès cependant. Trouver la juste attitude. Regards furtifs autour d’elle. Supputations, hypothèses… Est-ce lui, là-bas, qui semble chercher quelqu’un ? Cet homme athlétique s’avançant d’un pas hésitant ? Cet autre, assis sur ce banc depuis quelques instants ? Peut-être ne l’a-t-il pas remarquée et repartira-t-il sans lui avoir parlé ? Affolement du cœur.

Cinq minutes ! Quelle torture ! Supplice interminable… L’homme qui attendait vient d’être rejoint par une jeune femme. Déception. Le temps se rit de son attente. De son insoutenable attente. S’efforcer de penser à autre chose pour tromper cet ennemi. Son émoi va grandissant. Soudain, des pas derrière elle ! Ils s’approchent, pressés. Son cœur va exploser ! Ses jambes vacillent. Il est là, c’est certain ! Confus, bien sûr, de son retard. Vite, afficher le sourire répété inlassablement devant son miroir ! L’excuser avec un petit rire qui ne saura cacher ni sa nervosité ni son soulagement. Mais l’homme passe sans s’arrêter. Il poursuit son footing, indifférent à cette femme soudain éperdue.

L’heure du rendez-vous est maintenant dépassée. De deux minutes. Accélération du temps, subitement. Cinq minutes se sont déjà écoulées. Regards éplorés d’un côté, de l’autre. Refuser l’évidence. Imaginer, supposer : un ralentissement dans les transports, une panne de véhicule… Dix minutes. Il va surgir, elle y croit encore, bien qu’en son for intérieur, une autre vérité s’insinue et libère son venin. Vérifier sur ses sms l’heure du rendez-vous ! Elle s’est trompée, évidemment ! Peut-être même de jour ! Quelle idiote ! La voilà rassurée… jusqu’à ce que le sms vérifié hâtivement, la détrompe et ruine définitivement ses espoirs.

Ses jambes vacillent toujours, mais de désarroi cette fois. Epaules qui s’affaissent, maquillage qui coule sous ses larmes amères. Elle se trouve vieille, laide. Sa tenue vestimentaire ridicule. Se reproche sa crédulité, voire, sa naïveté. Elle avait pourtant mis toutes les chances de son côté pour connaître enfin la chaleur de l’amour, la douceur de la tendresse. Sa désillusion est immense, elle chute dans un abîme insondable et noir. Elle déambule ainsi longuement, quand, au détour d’une rue, un rayon de soleil impromptu s’arrête sur son visage. Elle marque une pause et ferme les yeux jusqu’à ce que tout s’apaise en elle. Puis elle reprend sa marche, au hasard des flaques de lumière qu’elle rencontre.

Histoire incohérente

Je parcours la montagne, marchant dans un chemin creux façonné par le temps. Ma main tendue s’ouvre et s’offre au vent pour me rappeler que la vie passe avec lui. Je le laisse m’envelopper et m’habiller de son souffle.
Mon regard caresse le tronc noueux du chêne que j’étreins à pleines paumes pour y puiser la force nécessaire. J’unis ma respiration à la sienne.
Mes yeux s’attardent sur les racines entremêlées du hêtre entre lesquelles mes pensées vont se blottir et faire corps avec elle.

Mais voici qu’un coquelicot piétiné et abandonné par quelque promeneur irrespectueux gît à mes pieds.
Je suis émue devant l’infinie douceur qui en émane, bouleversée par sa fausse désinvolture, étonnée de sa beauté sans artifice, mais surtout attristée par tant de fragilité malmenée.
Se peut-il qu’une fleur puisse être tout cela à la fois ? Ou bien, coquelicot, serais-tu mon propre reflet ?
Mais déjà, voilà que tombent les pétales, emportant un à un l’âme de la fleur. Coquelicot, tu as été avant tout victime de toi-même. Tu n’avais pas les épines de la rose ni le port altier de sa beauté orgueilleuse. Tu étais simplement joli et vulnérable.

Alors…
Alors, tout en reprenant mon chemin, je laisse ma main s’écorcher sur les pierres sèches pour endurcir et fermer mon cœur, je la laisse s’égratigner aux épines des ronciers pour ne pas oublier celles de la vie, je creuse dans la terre un sillon avec mes ongles pour y enterrer mes rêves à jamais, j’offre mes larmes au vent, je mêle ma plainte à la sienne et je hurle avec lui : qui, mieux que lui, pourrait me comprendre ? Et qui, autre que lui, pourrait m’entendre ?