Le roncier

Ce matin, je suis partie cueillir des mûres. Arrivée sur place, j’ouvre tous mes sens, même ma peau paraît réceptive. En accord avec mon environnement, je deviens moi, celle que personne ne connaît et ne verra jamais. Se cacher pour se protéger est une règle à ne pas transgresser.

Ma cueillette s’effectue toujours dans des lieux éloignés, reculés, le plus souvent sur « mes terres » ainsi que j’aime nommer ces endroits. Il me plaît de penser qu’à ma mort, mes cendres retourneront à ces éléments que j’aurai tant aimés.

Je me sens apaisée, sereine, et laisse vagabonder mes pensées ; je ne les retiens pas, je ne les retiens plus. Je m’enfonce dans les ronciers, les enjambe, ouvre mon chemin au creux des fourrés à l’aide d’un bâton jadis taillé par mon père. Autrefois, il m’a devancée sur les chemins de la vie. Serai-je à la hauteur ?

Nul ne me voit, nul ne m’entend. Un jour, des chasseurs ont décidé d’une halte à côté des buissons dans lesquels je me trouvais. Immobile pour ne pas signaler ma présence, j’entendais leurs conversations, les fusils que l’on recharge, les chiens qui s’impatientent. Je jubilais de m’être fondue dans le décor, un peu comme s’il s’était agi d’un jeu de cache-cache. Ainsi sont-ils passés à côté de moi sans me voir. Mais une fois repartis, je m’interroge : m’arrive-t-il, moi aussi, de regarder quelqu’un sans vraiment le voir ? Pour me rassurer, j’entreprends un rapide tour d’horizon de mon cœur, et ce que j’y découvre ne me réconforte pas. Je le sais, je le savais, la prise de conscience arrive toujours trop tard. A quoi sert d’avoir une voix si notre bouche ne prononce pas les mots qu’il faut, quand il faut ? A quoi riment des mains si elles n’esquissent pas les gestes qu’il faut, quand il faut ? Pourquoi avoir des yeux si on tourne le dos à ce qu’ils nous révèlent ?

Un autre jour, des randonneurs se sont penchés pour se régaler de quelques mûres goûteuses. L’envie me prit de pousser un cri venu d’ailleurs ou de secouer les branches pour laisser supposer le repère d’un animal sauvage. Mais cela ne se fait pas, c’est inconvenant… Il arrive cependant qu’on ait envie d’appeler : « Regardez-moi ! Ecoutez-moi ! » Mais c’est contraire aux règles de la bienséance. Les paroles pourraient alors effrayer… Entendre le cœur ou l’âme d’autrui se déchirer est très dérangeant.

Me comprendra-t-on si je prétends retourner à l’état sauvage lors de mes cueillettes ? Tous mes sens aux aguets, j’observe, certaine d’être moi aussi observée. J’écoute, attentive à rester discrète ; mille petits bruits parviennent donc à mes oreilles cependant trop courtes pour tout percevoir. Elles devraient être plus longues et orientables, comme celles du renard. Je m’imagine, ainsi affublée… Toutefois, si l’espèce humaine avait été conçue sur ce modèle, personne ne songerait à s’en offusquer ou à en rire. Nos oreilles atrophiées ne captent que peu d’informations. Ou bien est-ce à dessein que la Nature l’a voulu : cela nous laisse libres de recourir à d’autres voies pour accéder à la connaissance.

Selon les ronciers, les saveurs exhalées par les mûres explorent toutes les nuances de parfum sauvage ou jouent à l’infini avec les touches acides. Le soleil s’est montré généreux avec certaines en leur accordant un goût sucré incomparable. Et pourtant, apparemment, rien ne ressemble plus à des mûres que d’autres mûres. Erreur… Oublions donc cet a priori pour se laisser porter plutôt par l’envie de découvrir et de comprendre ce qui fait la saveur du fruit, ce qui fait qu’on reviendra y goûter une fois encore. Quel plaisir ineffable et insatiable à ressentir toutes ces subtilités ! Et quelle richesse aussi d’aller à la recherche des fruits cachés, ceux que personne ne sait voir. Bien sûr, difficiles à cueillir, car les ronces forment une barrière impénétrable et les épines ne ménagent pas leurs égratignures, mais tellement meilleures car plus rares…
Je me nourris de ma terre, je la remercie de son cadeau somptueux chaque année renouvelé. En cette fin d’année, je dresse l’inventaire de ce qu’il lui reste à me donner, de ce qu’il me reste à recueillir d’elle. Soudain, j’ai peur du sommeil dans lequel elle va entrer pendant de longs mois, me laissant comme orpheline, même si cette parenthèse est nécessaire. Peur de l’avenir : aurai-je encore envie, l’an prochain, lorsque les ronciers ploieront sous le poids des fruits mûrs ? Serai-en encore en vie ? Je t’interroge, ma terre, en quête d’une réponse qui ne vient pas.

Quelque chose chatouille mon épaule nue : c’est un criquet ! Inconscient du monstre sur lequel il a sauté, les gros yeux que je simule ne l’effarouchent pas. Il n’a donc pas de préjugé ou bien veut-il goûter à la chaleur de ma peau. Je le laisse avancer sur ma nuque et le voici sur l’autre épaule. Puis il disparaît, emportant avec lui le souvenir de cette caresse éphémère. Toi aussi tu t’es fondu dans le vert du feuillage, mais tu es venu à ma rencontre.

Je lève les yeux vers le ciel, attirée par les cris des milans qui tournoient dans le soleil. Un jour, je serai l’un de vous.

Parfois, je rentre dans des fourrés tellement inextricables, que je me retrouve piégée : des ronces s’accrochent à mes jambes, à mes bras et même à mes cheveux. Je suis prisonnière, écartelée comme l’insecte capturé par les grosses épeires qui passent leur vie à attendre que la nourriture s’échoue sur leur toile. Elles sont donc condamnées à rester là, dans cet espace réduit et réducteur, contraintes d’ignorer ou de renoncer à l’appel de la forêt…

M’extraire de cet entrelacs est difficile. Comme ai-je pu me laisser piéger ? L’absence de recul est préjudiciable, ou bien est-ce plutôt la réponse au désir inavoué d’aller au-delà, quel qu’en soit le prix ?

Je me déchausse pour traverser le ruisseau, apprécie la froideur de l’eau, glisse sur les pierres couvertes de mousse. Ainsi, en remontant le cours d’eau, mes pas m’ont amenée aux abords d’une glacière. On les devine plus qu’on ne les voit, ces glacières-là, inconnues des guides touristiques. Les arbres les dissimulent et les ronces tout autour ont le parfum du passé. L’une d’elles m’appartient, elle était à mon arrière grand-mère. Mes pieds effleurent ses bords circulaires, éprouvent la solidité de ses pierres. Je me penche pour en apercevoir le fond et me couche à plat ventre pour mieux voir. Une odeur d’humidité arrive jusqu’à moi. Tout au fond gît un arbre mort. En revanche, un hêtre a poussé en son milieu. Cet endroit fourmille de fantômes, mais ils n’ont rien d’effrayant. Ressentent-ils ma présence ? Est-ce moi qui regarde vers le passé ou bien eux vers le futur ?

Je reprends mon périple. Une autre glacière s’ouvre devant mes pieds. Son existence ne m’est pourtant pas inconnue. Si je tombais au fond du trou ? J’imagine… Peut-être se soucierait-on de moi ? Je m’éloigne de ces pensées et me dessine un grand arc-en-ciel avec les couleurs trouvées depuis mon départ : le soleil, le ciel, l’eau, la terre, les feuilles, les mûres. Mais je ne peux empêcher la couleur des épines de venir ternir le tableau. Peu importe, l’ombre sur un tableau n’en renforce que davantage la lumière dominante.

À marcher hors des sentiers battus, mes pas débusquent une vipère. Remise de ma surprise, je la taquine avec mon bâton. Elle se met en colère, se redresse, souffle. Si j’osais, je l’attraperais. Les serpents sont des êtres remarquables, à l’origine de la connaissance. Si l’un d’eux n’avait pas suggéré de goûter au fruit défendu, le Paradis n’aurait plus de saveur depuis longtemps.

Je prends à contrecœur le chemin du retour, réendossant mon costume trop étroit.

Ma cueillette va devoir maintenant être transformée en confiture. La première fois, j’étais dans l’expectative : comment procéder ? Pas question de consulter Internet : la recette était enfouie en moi. Alors, sans même chercher à me la rappeler, j’ai fermé les yeux et laissé remonter ce que je savais déjà. D’abord, ce furent des impressions, des images floues et incertaines de ma mère, s’activant autour de la récolte ; puis les couleurs se sont imposées, les contours ont gagné en netteté en même temps que les gestes prenaient vie : je savais faire ! Le lien était recréé. Je me rappelle avoir regardé mes mains, comme si, l’espace d’un instant, elles ne m’avaient plus appartenu, guidées par quelqu’un d’autre…

La confiture est terminée. Je ferme les pots en évoquant tous ces ingrédients qui la composent et dont le parfum retenu désormais prisonnier dans la conserve de verre me reviendra avec force cet hiver quand l’absence de chaleur se fera sentir.