Le vieil arbre

Son voisin affiche déjà de jeunes feuilles tendres et mordorées dont l’insolence de leur fraîcheur fait ressortir encore plus l’absence de nouvelles pousses sur les branches du vieil arbre.

Ce printemps qui s’étale partout avec exubérance donnera lieu pour lui à une bataille dont le seul objectif est de vivre. Vivre encore en dépit de son grand âge. Un combat que d’année en année il a de plus en plus de mal à remporter et qui devient toujours un peu plus inégal. Chaque année qui passe sonne désormais comme un sursis pour lui.

Il est en retard, il le sait bien : certains arbres se targuent déjà d’être fleuris, les haies ne sont que de pétulantes taches blanches dans le paysage, l’herbe des prairies pousse toujours plus haut et plus vite pour venir chercher la douceur de l’air. Partout éclatent des taches multicolores, c’est une débauche de couleurs où chaque espèce végétale rivalise d’audace dans les tons autant que dans les fragrances. C’est à qui pourra accéder à la meilleure place au soleil, à qui aura su conquérir le talus pour bénéficier de l’ensoleillement bienfaiteur ou la sombre futaie pour profiter, l’été venu, d’une humidité désaltérante. Depuis que leurs jeunes feuilles duveteuses les habillent désormais, certains arbres, précoces, s’amusent même à secouer leur chevelure au vent pour pavaner et le défier, lui, le doyen de la forêt.

Tant de foisonnement sans lui ! Cette vie qui bruit, court, se hâte de rependre sa place après le silence de l’hiver, semble vouloir l’oublier.

Et il angoisse à l’idée de ne pas faire partie de cette grande fête de la vie. Il ressent alors une immense solitude d’autant que personne ne semble faire attention à lui. « Attendez-moi ! » a-t-il envie d’appeler. Existe-t-il encore ou est-il devenu une illusion ?

Pourtant, il s’est souvent battu ! Saison après saison, année après année, il en a vécu des moments terribles et incertains où il a cru souvent ne pas en réchapper. Il a résisté à l’invasion des insectes venus vampiriser sa sève nourricière ou se repaître de sa cellulose, étiré ses racines à l’infini pour recueillir quelques traces d’eau pendant les pires sécheresses. De la même manière, il a su protéger sa sève au plus froid des cruels hivers qu’il a traversés, quand le gel cassait net les branches de ses compagnons. L’orage fracassant ne l’a pas épargné en le fendant en deux, mais ce qui est resté de lui s’est maintenu debout et les tempêtes n’ont jamais réussi à le déraciner alors que les sapins s’effondraient autour de lui comme châteaux de cartes. Ainsi, son tronc partagé par la moitié, de haut en bas, est-il offert à la vue de tous, tel un livre à ciel ouvert qui raconte son histoire et met son cœur à nu. Sans pudeur mais sans forfanterie non plus car la vie lui a appris l’humilité. Chaque cellule, chaque nœud, chaque veine, chaque cerne recèle tout son passé que je déchiffre avec respect, devenue malgré moi sa confidente.

Il ne demande qu’à cueillir la vie et ne comprend pas qu’elle se refuse à lui ce printemps-ci. Il est en grand besoin de sève, il ne veut pas mourir. Pas maintenant ! Il y a tant encore à aimer et à recevoir !

Les oiseaux qui ne l’ont pas oublié et chatouillent encore ses branches de leurs pattes menues, les abeilles qui viennent s’enquérir de sa floraison, impatientes de le butiner, l’air vif et léger, la chaleur toute nouvelle du soleil sont autant d’appels, d’encouragements, de stimuli.

Alors, au prix d’un effort qui suspend l’espace d’un instant tout bruit dans la forêt, le vieil arbre puise au plus profond de lui-même la vigueur et la vitalité nécessaires. Toutes les plantes, tous les animaux font silence, écoutent les craquements de son bois, regardent ce sursaut désespéré, espèrent de cette improbable attente.

Et… merveille, voilà ses branches qui se couvrent de fleurs roses : autant de promesses s’ouvrant instantanément à la vie dont s’exhale aussitôt le parfum. Seule, une branche reste dépourvue de végétation. Peu importe, le vieil arbre a gagné : il vit… La fête reprend…