Il part

Elle a le visage baigné de larmes, il a les larmes au bord du cœur.
Ils savent bien que leurs routes, un moment emmêlées à l’image de leurs mains,
Sont obligées de se délier et de s’éloigner.
On ne peut se soustraire aux décisions qu’impose la Vie.

Elle a le cœur baigné de larmes, il a les larmes au bord des yeux.
Ces deux êtres accrochés l’un à l’autre l’espace d’un printemps
Ont partagé des paroles non dites et des actes non faits
Avec tant de force qu’ils penseraient les avoir vécus.

Le jour se lève comme un signal ultime et convenu.
Il prend son visage entre ses mains et l’approche du sien
Pour que leurs bouches gardent en souvenir le goût de leurs larmes
Et que leurs souffles descendent en eux comme une dernière caresse.

Chacun repart de son côté, un peu plus seul, un peu plus riche de l’autre cependant.
Ainsi va la Vie, trois petits tours et puis s’en va.

La louve

Elle se laisse approcher par le chasseur,
Curieux et étonné d’une proie aussi fragile,
Si fragile qu’elle en serait pathétique.
Elle se laisse approcher.

Elle se laisse cerner par l’éventualité d’en finir rapidement,
Par l’idée de lui accorder une victoire facile donc sans plaisir.
Elle se laisse cerner.

Elle se laisse cependant effleurer puis toucher par des fleurs de mots
Qui glissent sur elle comme autant de caresses.
Elle se laisse effleurer puis toucher.

Elle se laisse bercer par le sentiment d’une douceur retrouvée
Par la certitude d’une absence de danger.
Elle se laisse bercer.

Elle se laisse aller à ouvrir son cœur
Dont elle pousse la porte pour y recevoir la chaleur trompeuse. Tout y est en ruines.
Elle se laisse aller à s’ouvrir.

Elle se laisse pénétrer d’espoir et d’amour
Et s’offre au chasseur.
Elle se laisse pénétrer.

Mais dans une volte-face,
Elle s’arrache le cœur pour ne plus aimer,
Elle s’arrache le cœur pour ne plus souffrir,
Et trempe sa plume dans l’encrier de ses larmes pour écrire son destin.

L’inspiration

 

L’inspiration est là, il faut que je m’en saisisse, que je l’attrape pour la transformer en prose avant qu’elle ne s’échappe, avant qu’elle ne se dissipe dans les méandres de mes neurones subitement activés à mettre des mots pour la rendre lisible.

Je la sens en moi, je la perçois. Comment faire pour qu’elle reste là ? Le moindre mouvement de ma part, la moindre pensée risquent de l’effaroucher et de la voir disparaître. Cette perspective me laisse un instant pétrifiée. De quoi ai-je l’air d’ailleurs, arrêtée dans mon geste, stoppée dans mon mouvement et frappée d’évidence devant ce qui apparaît en moi ? Certes, je la sentais bien bourgeonner depuis un certain temps, mais pas suffisamment pour la regarder en face.

Patiemment, lentement, comme on apprivoise un animal apeuré, je laisse cette inspiration venir en moi, prendre de l’assurance, se poser doucement sur les branches de mon imagination et de ma sensibilité. Je ne sais pas encore à quoi elle ressemble. Je l’observe : elle est encore indistincte, diaphane, évanescente, mais c’est bien elle qui, enfin, me fait la grâce de sa visite. Je la reconnais à sa texture si particulière, à ce frisson si léger qui me parcourt intérieurement, éveille ma réceptivité.

Et je me sens habitée soudain d’une force, investie de l’impérieuse nécessité de lui donner libre cours. Alors, je tente une approche : que veut-elle me dire ? De quoi me parle-t-elle ?

Patiemment encore, lentement plus que jamais, je cherche maintenant les mots pour lui donner un sens, pour la vêtir et la rendre vraiment perceptible. Je vais chercher en moi les mots qui lui conviendront, parcourir fébrilement les chemins qui m’amèneront vers les émotions qu’elle véhicule et leur offrir une forme. De temps en temps, une vérification rapide me rassure sur sa présence. J’ai peur de la perdre à partir ainsi à la recherche des mots pour étoffer son reflet et la rendre lumineuse. La rendre Lumière.

Je l’habille de couleurs, mais tremble de ne pas trouver celles qui lui correspondront. Car le moment est délicat : elle pourrait fuir à jamais, se sentant trahie par mon manque de réceptivité et l’absence de justesse de mon vocabulaire. Elle exige de moi un travail d’orfèvre. Je procède par petites touches, tel un peintre pointilliste et peu à peu apparaît dans mon esprit d’abord, puis sous mes doigts tremblants que guide mon crayon, l’inspiration devenue prose. Je la vois maintenant, je l’habille de mes phrases avec le panache qu’elle mérite, mais aussi avec douceur. Elle se livre à moi pour la beauté du mot, pour l’harmonie de la phrase.

Quand tout est dit, j’interroge mon écrit pour évaluer la fidélité avec laquelle j’ai réussi à traduire l’inspiration. Je relis l’ensemble, modifie, ajuste, apprécie le résultat pour vérifier la parfaite concordance avec ce qui a motivé cette démarche. Je pose enfin mon crayon. En moi, tout a été remué, car j’ai dû fouiller partout et mettre tout sens dessus dessous pour trouver l’exacte traduction de ce que l’inspiration avait suscité au plus profond de moi-même. Mais le résultat est là désormais et c’est l’esprit en paix que je peux enfin relire et me délecter d’une lecture qui m’enrichit autant qu’elle me délasse.

Le vieil arbre

Son voisin affiche déjà de jeunes feuilles tendres et mordorées dont l’insolence de leur fraîcheur fait ressortir encore plus l’absence de nouvelles pousses sur les branches du vieil arbre.

Ce printemps qui s’étale partout avec exubérance donnera lieu pour lui à une bataille dont le seul objectif est de vivre. Vivre encore en dépit de son grand âge. Un combat que d’année en année il a de plus en plus de mal à remporter et qui devient toujours un peu plus inégal. Chaque année qui passe sonne désormais comme un sursis pour lui.

Il est en retard, il le sait bien : certains arbres se targuent déjà d’être fleuris, les haies ne sont que de pétulantes taches blanches dans le paysage, l’herbe des prairies pousse toujours plus haut et plus vite pour venir chercher la douceur de l’air. Partout éclatent des taches multicolores, c’est une débauche de couleurs où chaque espèce végétale rivalise d’audace dans les tons autant que dans les fragrances. C’est à qui pourra accéder à la meilleure place au soleil, à qui aura su conquérir le talus pour bénéficier de l’ensoleillement bienfaiteur ou la sombre futaie pour profiter, l’été venu, d’une humidité désaltérante. Depuis que leurs jeunes feuilles duveteuses les habillent désormais, certains arbres, précoces, s’amusent même à secouer leur chevelure au vent pour pavaner et le défier, lui, le doyen de la forêt.

Tant de foisonnement sans lui ! Cette vie qui bruit, court, se hâte de rependre sa place après le silence de l’hiver, semble vouloir l’oublier.

Et il angoisse à l’idée de ne pas faire partie de cette grande fête de la vie. Il ressent alors une immense solitude d’autant que personne ne semble faire attention à lui. « Attendez-moi ! » a-t-il envie d’appeler. Existe-t-il encore ou est-il devenu une illusion ?

Pourtant, il s’est souvent battu ! Saison après saison, année après année, il en a vécu des moments terribles et incertains où il a cru souvent ne pas en réchapper. Il a résisté à l’invasion des insectes venus vampiriser sa sève nourricière ou se repaître de sa cellulose, étiré ses racines à l’infini pour recueillir quelques traces d’eau pendant les pires sécheresses. De la même manière, il a su protéger sa sève au plus froid des cruels hivers qu’il a traversés, quand le gel cassait net les branches de ses compagnons. L’orage fracassant ne l’a pas épargné en le fendant en deux, mais ce qui est resté de lui s’est maintenu debout et les tempêtes n’ont jamais réussi à le déraciner alors que les sapins s’effondraient autour de lui comme châteaux de cartes. Ainsi, son tronc partagé par la moitié, de haut en bas, est-il offert à la vue de tous, tel un livre à ciel ouvert qui raconte son histoire et met son cœur à nu. Sans pudeur mais sans forfanterie non plus car la vie lui a appris l’humilité. Chaque cellule, chaque nœud, chaque veine, chaque cerne recèle tout son passé que je déchiffre avec respect, devenue malgré moi sa confidente.

Il ne demande qu’à cueillir la vie et ne comprend pas qu’elle se refuse à lui ce printemps-ci. Il est en grand besoin de sève, il ne veut pas mourir. Pas maintenant ! Il y a tant encore à aimer et à recevoir !

Les oiseaux qui ne l’ont pas oublié et chatouillent encore ses branches de leurs pattes menues, les abeilles qui viennent s’enquérir de sa floraison, impatientes de le butiner, l’air vif et léger, la chaleur toute nouvelle du soleil sont autant d’appels, d’encouragements, de stimuli.

Alors, au prix d’un effort qui suspend l’espace d’un instant tout bruit dans la forêt, le vieil arbre puise au plus profond de lui-même la vigueur et la vitalité nécessaires. Toutes les plantes, tous les animaux font silence, écoutent les craquements de son bois, regardent ce sursaut désespéré, espèrent de cette improbable attente.

Et… merveille, voilà ses branches qui se couvrent de fleurs roses : autant de promesses s’ouvrant instantanément à la vie dont s’exhale aussitôt le parfum. Seule, une branche reste dépourvue de végétation. Peu importe, le vieil arbre a gagné : il vit… La fête reprend…

Le style

Impossible d’écrire ou de rédiger quoi que ce soit, sans être poursuivie par mon style. En d’autres termes, ce sont toujours les mêmes figures, les mêmes « signatures » qui émaillent mes écrits. Mon empreinte est celle que je retrouve texte après texte, paragraphe après paragraphe. Elle est reconnaissable entre mille, entre toutes et me lasse par manque de renouvellement.

Un vent de renouveau lui fait cruellement défaut, elle peine à se parer d’un nouvel attrait, elle s’affadit. Elle est cette amante vieillissante qui voit sa fin arriver, faute de ne plus pouvoir recourir à quelque artifice que ce soit pour séduire encore son amoureux.

Je me sens enfermée dans ce style que je finis par trouver naïf, voire niais. Il colle à ma personne, me suit comme mon ombre, se tapit dans l’encre de ma plume, dirige mes doigts quand j’écris et sclérose ma pensée autant que ma créativité.

Comme un ouvrier se débarrasserait de ses outils inadaptés, dans un geste de colère, je jette à terre tous ces mots que je ne veux plus voir. Si je synthétise mon champ lexical, je ne sais qu’en appeler aux termes évoquant la lumière, les couleurs et les émotions. Ces dernières ont le champ libre et s’écoulent sans barrage à travers mon corps, me submergeant parfois de leurs débordements incontrôlés qui traversent ainsi mes textes, jouant le rôle de ponctuation inappropriée. Je voudrais pouvoir les brider, les museler et relever la gageure d’adopter un style plus fougueux et alerte, plus incisif. 

Rageusement, je lance haut dans le ciel les paragraphes mièvres qui étayent mes écrits, mais les phrases lapidaires dont je les poursuis ne les atteignent même pas et ils retombent en bon ordre sur mon papier pour former un texte qui, une fois de plus, ressemble aux précédents dont je ne veux plus.

La colère monte en moi. Il me semble me débattre dans un minuscule espace : celui, probablement, de ma perte de créativité, et tourner en rond dans un monde exigu qui ne justifie plus de vouloir mettre sur le papier mes émois, mes idées. Pourquoi cette incapacité à me renouveler, à suivre le tempo d’un souffle neuf ? Pourquoi cette impossibilité à faire tomber ce vêtement devenu à la longue un oripeau ? 

Je m’empare du dictionnaire que je parcours avidement. La lecture que j’en fais me conforte sur l’existence de nombreuses sources d’inspiration et j’entrevois en les nommant par le terme qui les désigne, des horizons nouveaux, des pistes certaines. Mais comment parvenir à planter un autre décor, à donner un coup de balai à ce style poussiéreux et usé jusqu’à la corde ? Tous les efforts accomplis sont autant de coups d’épée dans l’eau, mais si dépourvus de vie qu’aucun cercle concentrique ne va raviver le rivage asséché de mon inspiration, aucune vibration ne suscite un intérêt, même minime. Je me heurte à des parois de verre derrière lesquelles fleurissent ces horizons que je ne peux atteindre de ma plume, que je ne peux traduire de mes mots. Non, décidément, il n’y a rien à faire… Si je ne me renouvelle pas, je disparaîtrai, je serai vouée à la mort.

Et je m’interroge : les artistes sont soumis à cette nécessité impérieuse de se renouveler, de mettre au monde une création, une œuvre qui permettent tout autant de retrouver leur marque de fabrique que de découvrir une autre facette de leur créativité. Avoir du talent, c’est peut-être rester soi-même tout en offrant un élément nouveau, différent et savoir l’exprimer avec toute la virtuosité dont on est capable.

Et en amour ? Dans ce domaine-là, c’est certain, si le renouveau, l’inventivité, la surprise ne sont pas au cœur de la relation amoureuse, celle-ci se fanera aussi vite que les premières fleurs printanières. Il est vital d’entretenir le feu. C’est la seule source de lumière qui maintient les cœurs en harmonie et à l’unisson. Même critère impérieux dans une relation amicale, ou d’un autre ordre : l’important est bien de la nourrir et de bien la nourrir.

D’où une vigilance constante qui  prend la forme d’un défi permanent et perpétuel. Le repos est impossible, quel marin engagé dans une course en solitaire laisserait dériver son voilier pour oser prétendre au sommeil ? 

En extrapolant, l’être humain est-il condamné à se renouveler en permanence ? N’est-il pas contraint d’évoluer à l’échelle de l’humanité s’il ne veut pas disparaître ? Mais cette poursuite d’un renouveau perpétuel ne le conduit-il pas aussi à sa perte en voulant devenir toujours plus performant, toujours plus différent, toujours plus fort, en confondant progrès et évolution, avancées technologiques et progrès sociaux ? Ne construit-il pas une sorte de tour de Babel en oubliant d’intégrer la dimension spirituelle à son évolution ?