Subtile rose rouge

Il me semble que le pouvoir des mots est infini,
Pour peu qu’il leur soit donné vie en les prononçant
Et qu’on se laisse pénétrer de leur musicalité.

Par exemple, il conviendrait de laisser s’étirer le « o » de « rose »
Pour faire ressortir toute la délicatesse de cette fleur exquise.
Son nom est bien trop discret pour celle qui a inspiré tant de poètes.

Si elle est de couleur rouge, la profondeur de ce coloris chaud
Serait mise en évidence en laissant traîner le son « ou ».
En roulant sourdement, il ajoute aussi une part de mystère.

Et pour montrer combien son parfum vient titiller les sens
Avant de relâcher son emprise, recourir au terme « subtil ».
Un appui sur le « b », puis laisser décliner la voix sur la dernière syllabe.

Ainsi existe l’art de conter des histoires, paraît-il…

Enquête

À quel moment se sont produits les faits ?

– Je ne saurais pas vraiment situer le moment où je l’ai retrouvé en fleurs. Pourtant, j’étais bien décidée cette année à ne pas me laisser surprendre. Embusquée derrière ma fenêtre, ou assise sur les marches du jardin, les yeux étrécis comme ceux d’un chat qui traque sa proie, je l’ai observé longuement, patiemment.

Qu’avez-vous remarqué ?

– Un matin, alors que je reprenais ma surveillance, j’ai retrouvé les branches entièrement recouvertes de bouquets de couleurs partis à l’assaut de l’arbre. Comme par magie ! J’avais bien noté, la veille, de ci, de là, des débuts de fleurissement, mais tout semblait progresser si lentement, sans brusquerie.

Quelle explication pouvez-vous avancer ?

– D’après mon enquête, pendant la nuit, son complice, le vent d’autan, a répandu son souffle chaud. Activant la montée de sève, il a effeuillé les sépales pour libérer les fleurs, gonflé les derniers bourgeons pour les faire éclater. Le résultat ne s’est pas fait attendre : l’arbre est devenu une immense apothéose rose et blanche. Lancé comme un feu d’artifice odorant vers le ciel, il le semblait le défier pour déterminer qui, des deux, possédait les couleurs les plus lumineuses.

Vous n’aviez donc aucun « indic » fiable pour vous alerter ?

– Si, bien sûr ! Les oiseaux, camouflés dans les branches, m’envoyaient régulièrement des messages codés. Dès l’aube naissante, je les écoutais, fascinée par leurs trilles.

Vous avez ainsi échoué dans votre enquête pour comprendre comment le printemps nous surprend chaque année immanquablement…

– Vous vous trompez…

Quelle impertinence !

– Non… Pourquoi vouloir répondre à cette question ? Laissons-lui son caractère insaisissable et éphémère qui en fait sa beauté et sa saveur. Parce qu’il ne se produit qu’une fois par an, sa splendeur nous est précieuse.  Parce qu’il annonce le retour de la vie, il nous entraîne avec lui vers l’avant, nous fait sortir de l’ombre. Certes, sa lumière surprenante dérange parfois, nous en avions oublié son éclat, tout comme le prisonnier reclus au fond d’une grotte protège ses yeux du soleil après une longue captivité.

Mais il ajoute un an de plus à nos vies qui s’écourtent ainsi année après année !

– Je le concède, mais ce caractère inéluctable n’est qu’un passage de relai. En effet, peu de temps après la floraison complète de l’arbre, la brise s’est installée. Il tombait en flocons sur l’herbe vert tendre ce qui n’existait déjà plus : les pétales. Et, alors que j’aurais voulu retenir leur délicatesse immaculée, j’ai vu poindre avec émotion les premières feuilles. Encore un peu et de beaux fruits pleins se sont formés, progressant vers leur pleine maturité que rien ni personne ne pouvait ralentir et encore moins empêcher. Ainsi va la vie, quand on croit la saisir, elle file entre les doigts. Laissons-la venir à nous, acceptons-la. Nous en sommes les fruits, apprécions à notre tour de devenir cet arbre éphémère offert au rythme des saisons, juste le temps de porter des fruits à notre tour…

Moi, le greffier

Concours Jules Laforgue – Aureilhan – 2017

Voilà trois jours que je la mate… Elle est là…
Repérée au deuxième étage, ma Lila.
C’est son petit nom. Il tourne en rond dans ma tête.
Comme elle d’ailleurs. Dans mon crâne, la tempête.

Elle s’est installée dans le quartier récemment.
Impossible d’échapper au recensement
Qu’avaient entrepris mes loubards deux mois avant :
Le « Kid » évincé, je suis le chef maintenant.

À ce titre, que personne n’approche d’elle !
Je le dégomme et le transforme en mortadelle !
Elle m’attend, c’est sûr, sera bientôt pour moi.
Je ne cèderai jamais ce joli minois.

Sa souplesse féline pleine d’assurance
À coup sûr ne rencontre aucune concurrence.
Croiser ses yeux turquoise me fait chavirer.
Faut pas la laisser partir, je vais carburer !

J’ai passé du temps à soigner mon apparence,
Lissé ma moustache, coupé les poils trop denses.
Dans le rétro de la bagnole désossée,
Je parie sur un profil : le moins cabossé.

Qui prétend que je frime ? Cassez-vous, les mecs !
Pauvres charlots, vous ne valez pas un kopeck !
Surtout, perdez pas de vue, je vous le conseille :
C’est moi Kéké, dit le Tatoué de l’Oreille…

Nonchalamment posté sur l’escalier,
Je plante là pour l’alpaguer, sans rouscailler.
Elle sort ! Je voulais dire quoi ? J’improvise…
Salut minette, ô toi, ma belle promise…

Pour le moment, son regard reste inexpressif.
Je balance, d’un ton plutôt persuasif :
Ça te brancherait, ce soir, un restau sushi
Là, dans le local à poubelles, sans chichi ?

Mais voilà, je me prends une énorme châtaigne
Moi, le matador de comptoir, une vraie teigne.
Elle me regarde avec hauteur et dédain,
Affublée d’un jeunot de l’année, un crétin !

Il se dandine sur ses griffes prédatrices,
Sa pelisse sans couture ni cicatrice.
Il me nargue d’une étincelante denture…
Moi, le Greffier, humilié par cet’ miniature !

Un autre monde

La pluie tombe dru aujourd’hui et modifie la vision de mon environnement : tout est différent du paysage familier que connaît ma mémoire.

Tant il n’en finit plus de déverser ses eaux, que le ciel semble ainsi descendu à la rencontre du lac.  Tous les camaïeux de gris s’entremêlent et s’amusent à mélanger les éléments du paysage entre eux. À quel endroit se situe la frontière entre l’eau et le ciel ?

Dans une eau devenue malgré tout cristalline, étonnante de transparence, les carpes qui ne savent plus très bien dans quels flots elles évoluent,  marsouinent au plus près de la rive. Nullement craintives, je peux m’approcher pour les observer, sans les effrayer par ma présence. De son vol silencieux, un héron traverse, tel un fantôme, l’étendue offerte à ses ailes majestueuses. Il disparaît dans la brume derrière laquelle, çà et là, se devine la berge opposée. Des esquisses inachevées d’arbres au feuillage ruisselant, surgissent de manière erratique.

La pluie s’intensifie : les gouttes tombent plus serrées et plus épaisses. Elles cinglent la surface des roselières proches et le clapotis monte en puissance. Sur le sentier, ce n’est pas mieux : la végétation n’offre plus aucun abri, transpercée par l’averse qui lacère les jeunes pousses printanières.

Les ruisseaux débordent d’une arrogance impétueuse que je ne leur connaissais pas. Dévalant dans un bouillonnement, ils se précipitent dans le lac pour ne plus faire qu’un avec lui.

Je comprends ce que signifie l’expression : être trempée jusqu’aux os. Depuis longtemps, mes vêtements dégorgent d’eau, mes pas se sont alourdis sous le poids des chaussures détrempées. Je suis imprégnée de pluie, je suis devenue pluie. Vêtue, sans l’avoir voulu, de couleurs grise et beige, il me semble ainsi me fondre dans le décor, me dissoudre dans les éléments de ce paysage.

L’évidence de ce sentiment surprenant se renforce et me trouble au point de m’arrêter. Je prends conscience de la solitude du lieu, de la mienne. Mais cet isolement me plaît, transportée par l’opportunité de la météo dans un univers que je ne soupçonnais pas. Il se dévoile à mes regards, à mes sens et de ce cadeau de la Nature naissent des émotions teintées de reconnaissance. Je ressens la certitude intime que personne d’autre n’est là en ce moment. Je perçois que cette rencontre fusionnelle et cette proximité n’appartiennent qu’à moi.

Je continue alors mon footing, pataugeant dans les flaques, visage offert à la pluie, bras écartés pour étreindre cet instant inoubliable.

Enquête ou En quête

Le temps s’échappe, m’échappe.
Par quel tour de magie réussit-il toujours à tromper ma vigilance ?

Mes tentatives pour le retenir s’avèrent toujours vaines.
Mes doigts tentent de l’accrocher, l’enserrer.
Mais il s’écoule et file, sans état d’âme.
Immuablement.

Seuls persistent çà et là quelques filaments de mélancolie,
Comme ces longues herbes vertes que peigne le courant des rivières.

Où s’enfuit-il ? Je peux m’adonner à toutes sortes d’activités
Afin de le quantifier, de le compter, le décompter…
Je peux aussi le traquer, me mettre en embuscade,
Pour essayer de l’apercevoir dès que je le percevrai…

Il a toujours le dernier mot et finit par disparaître.
Sans laisser d’indice.

Pourtant, mon visage dans le miroir ne ment pas sur son passage.
Un regard en arrière sur ma vie lui confère l’aspect d’un livre volumineux.
Les pages en sont noircies d’écriture.
Mes yeux n’éprouvent aucun scrupule à montrer un horizon devenu incertain.

Je n’avance pas davantage dans ma quête :
Elle débouche sur la même voie sans issue.

Autant vouloir attraper le vent :
Plus je cours après le temps, plus il s’effiloche, se rend insaisissable, se joue de moi.
Mon existence ressemble à une dentelle, sans trame ni chaîne ;
Les parties ajourées indiquent tous ces moments où j’ignore ce que j’ai fait de ma vie.

Il doit exister malgré tout une réponse.
À portée de main, à portée d’esprit.

Cette trame-là existe bel et bien.
À moi d’apprendre à la déchiffrer, pour ensuite la lire.
Avant qu’il ne soit trop tard.
Avant de n’avoir plus le temps.

Au lieu de m’éparpiller dans tous les sens,
Peut-être devrais-je chercher en moi.

Je me suis posée dans les herbes folles,
Les yeux perdus sur ma chère montagne.
Cette brise printanière que je laisse pénétrer mon esprit,
Ce doux soleil qui me rassure de sa chaleur…

Je crois avoir senti, l’espace d’un instant, le temps s’arrêter.
À moi d’apprivoiser cette fugace vision pour comprendre, l’apprécier. Enfin…

Le printemps

 

La nature déploie sa palette de nuances olfactives et visuelles pour surprendre la promeneuse que je suis, guidée par ma seule curiosité de voir se transformer pratiquement en temps réel mon environnement.

L’air a abandonné sa texture froide et agressive pour se faire léger. Il emplit mes poumons d’un souffle nouveau, et apporte jusqu’à la moindre de mes cellules un bouquet de saveurs vivifiantes.

Au détour d’un chemin, l’aubépine, galvanisée par le chaud soleil, m’entoure de son parfum entêtant. Partout ce ne sont que senteurs toutes plus délicates les unes que les autres. J’en identifie quelques unes, mais il arrive que le vent les mélange, les combine pour créer ainsi une nouvelle fragrance dans laquelle j’essaie d’identifier les fleurs où il a puisé son inspiration.

 Je retrouve avec délice tous ces parfums et m’émerveille de cette mémoire spécifique qui me permet de m’en souvenir, année après année. J’identifie ainsi celui de la narcisse sauvage, et d’autres parfums encore, qui, véhiculés par le souffle du printemps, ravivent mes souvenirs odoriférants.

 Il me vient une idée : si je découvrais pour la première fois ces parfums, comment les analyserais-je ? Comment les percevrais-je ? Alors, j’essaie de me placer en situation en demandant à mon cerveau d’oublier pour un temps ce qu’il sait, de fermer à double tour les tiroirs de sa mémoire. Après plusieurs tentatives, il me semble parvenir en terre inconnue et les effluves  qui m’entourent me surprennent, me déroutent et me ravissent. Je respire à pleins poumons, capture et retient prisonnier ce délire de senteurs.  Il me semble, dirais-je, parvenir au cœur même de l’odeur, en ressentir toutes les subtilités, toutes les gammes. Comme sur une partition de musique, les arômes vont crescendo ou descendent vers des touches plus lourdes, paraissent un temps insaisissables pour mieux resurgir un peu plus loin. C’est prodigieux autant qu’enivrant.

Autour de moi, les verts n’en finissent plus de se décliner. La vigilance est de rigueur car tout se transforme très vite. Un pré, une forêt, un paysage, tout, à petite ou grande échelle, évolue très rapidement et une grande attention s’impose pour ne rien manquer du spectacle. La Nature ménage ses effets de surprise, elle intervient partout à la fois, mais à des moments différents, calculés, ordonnés, selon une mystérieuse organisation connue d’elle seule. Pourquoi cet arbre se réveille-t-il avant tel autre ? Et pourquoi, inversement, ce dernier sera-t-il le premier à porter des fleurs ?

Jamais la Nature n’a été aussi inventive. Elle est à l’apogée de son talent. L’œil se laisse prendre par la magnificence de ce qu’il découvre. Rien ne résiste à la grande révolution du printemps qui imprime partout sa marque. Même le monde minéral n’est pas oublié, les roches s’habillent de lumière et de chaleur, paraissent vivantes. L’eau des rivières devient à nouveau le miroir du ciel, s’écoule plus vivement, reflète toutes les couleurs nouvellement déployées et dépose sur ses berges les odeurs emprisonnées dans ses remous.

Et c’est en cela que réside le miracle du printemps. On pourrait penser avoir tout écrit, tout décrit à son sujet, mais chaque année, ce sont des émotions, un émerveillement toujours renouvelés qu’il libère.

Le bonheur

 

Hier soir, je suis sortie avec lui.
Blouson de cuir, mini-jupe, bottines à talon,
Caresse du vent dans mes cheveux déliés.
Sentier doucement ébauché à la faveur des étoiles.
Forêt bruissant de la vie nocturne des animaux.
Nous marchions côte à côte.
J’entendais sa respiration.
Je me suis vraiment éclatée.
Dans l’eau se reflétait la lune rêveuse.
J’ai nagé en plein bonheur.

En fait, ce n’est pas tout-à-fait cela…

Hier soir, comme d’habitude, j’ai sorti mon chien.
Blouson de cuir, mini-jupe, bottines à talon.
Pas lui… Moi.
Quarante-six kilos de muscles.
Pas moi… Lui.
Vent polaire, me voilà tout échevelée et glacée.
Sentier bouillasse, mes chaussures font ventouse.
Forêt d’où bondit soudain un lapin provocateur.
Moi, façon drapeau, flottant en bout de laisse.
Le chien, indifférent à ma situation, aboyant furieusement.
Je me suis vraiment éclatée… dans la flaque.
Celle où se reflétait la lune goguenarde.
J’ai nagé en plein bonheur.
Mon chien m’a regardée, la gueule fendue d’un sourire.

Le brochet

Le pêcheur est revenu pour le troisième jour consécutif au même endroit de cette rivière qu’il connaît intimement.

C’est dans son enfance qu’elle prend sa source. Leurs histoires se mêlent et se confondent. Parfois, elles se séparent longuement. À d’autres moments elles confluent l’une vers l’autre comme en cet instant. Trois jours de retrouvailles émouvantes…

Cette rivière coule tranquillement sous une voûte d’arbres majestueux. Leurs branches se penchent au-dessus de l’eau pour mieux apercevoir dans le reflet du miroir frémissant la grâce de leurs courbures. Les racines immergées offrent des cachettes nombreuses et sombres au peuple de ces eaux profondes et ténébreuses. D’ailleurs, qui est-il ? L’imagination a tendance à s’emparer de la raison…

Ce n’est pas cela qu’est venu chercher le pêcheur. Il convoite mieux : le Roi incontesté de ce lieu : un brochet de très belle taille qui le nargue depuis trois jours. Entre eux, c’est un défi muet mais que chacun s’apprête à relever.

La tension est palpable, le silence s’installe, ce bras d’eau s’apprête à suivre ce combat titanesque. L’homme prépare son matériel avec précision, concentration, et méthode. Rien ne doit être laissé au hasard, il veut se donner toutes les chances de conclure cette traque qui le hante. Il ne peut pas supporter l’idée d’être tenu en échec par la combativité du poisson. C’est sa force contre la sienne, sa détermination contre celle de l’animal. Il ne peut y avoir qu’une issue.

Le soleil éclaire la scène, laissant des zones d’ombre sur la rivière, découvrant des postes potentiels pour lancer le leurre, tout en restant en retrait pour ne pas être aperçu. L’air, imperceptiblement, atténue tous les bruits, dans l’attente de ce qui va suivre.

Le pêcheur se remémore les dernières journées qui l’ont conduit aujourd’hui à revenir chercher sa victoire. Ou sa défaite. Comment savoir ? Chacun, de l’homme ou du poisson, possède ses armes spécifiques, ses astuces, ses pièges et surtout, sa volonté de gagner. Pour être revenu bredouille jusqu’alors, il ne faut jamais sous-estimer son adversaire.

Le premier jour, en effet, alors que les perches avaient soudainement disparu de la zone de pêche, un brochet avait fondu sur sa ligne. Malgré un ferrage immédiat et réussi, le poisson, dans une virevolte, avait cassé le fil et repris sa liberté. La déception avait tout de suite cédé la place à l’espoir de le retrouver. Puisque son repaire avait été découvert, c’était une invitation à le poursuivre à nouveau.

Le deuxième jour fut long à venir. Pour tromper son impatience, l’homme s’attela à renforcer son matériel, à s’équiper au mieux. En hâte, il rejoignit son poste auprès de l’eau et attendit nerveusement, après chaque lancer, l’apparition de la bête.

Soudain, l’attaque fulgurante faillit surprendre le pêcheur, légèrement relâché d’avoir tant insisté sans obtenir de touche, ni la moindre information sur la présence possible du prédateur. Vite, ferrer… Ramener doucement… Laisser filer, puis reprendre la main. L’eau bouillonne, la canne ploie. Il s’enroule sur lui-même, éclabousse tout autour. Le temps s’étire, le pêcheur persiste, chacun se bat.

Et puis, tout s’arrête brutalement. La ligne a rompu une fois de plus. Une fois de trop pour l’homme gagné par une déception rageuse, certain que tous les éléments se sont ligués contre lui.
Quel affront pour lui, quelle vexation indicible ! Il tend son poing en direction de la rivière qu’il prend à témoin, jure, les yeux au ciel, de revenir relever cette provocation sans précédent. L’écho de ses paroles résonne dans la proche forêt, roule sur le calme du cours d’eau, s’enfonce dans ses profondeurs.

C’est au troisième jour que tout devra se jouer. Ainsi en a-t-il décidé. Se donner tous les moyens de réussir, empêcher le hasard de venir en trouble-fête. Passer le matériel au peigne fin, réfléchir avec discernement à la meilleure façon d’en tirer parti, définir une stratégie, envisager tous les scenarii possibles, répéter mentalement les gestes à accomplir, les erreurs à éviter.

Mais la technique et le matériel ne sauraient suffire. L’aube naissante retrouve notre lutteur assis sur une souche, étonnamment calme. Sa fébrilité a disparu, c’est le moment qu’il a choisi pour se remémorer les conseils de son père, lorsque, enfant, il l’accompagnait le long de cette même rivière. Il portait sa musette et tenait son épuisette, le suivait partout, partageait avec lui toutes les aventures, se nourrissait de ses récits, consignait dans un carnet les exploits du jour. Il revoit leur fierté commune à revenir à la maison, lourdement chargés de leur pêche fructueuse. Il mettait consciencieusement ses pas dans les siens pour s’imprégner de ce que représentait son père, pour devenir un jour, à son tour, cet homme qu’il admirait tant.

Il laisse ainsi remonter en lui tous les souvenirs liés à ces moments précieux où l’expérience et les connaissances de son mentor semblaient inépuisables. Oui, ce jour-là, il se rappelle comment ils étaient venus à bout d’un poisson trop rebelle. Et cette autre fois, où ils avaient dû agir de telle ou telle façon. Peu à peu, tout lui revient avec netteté. Il se sent investi d’une force nouvelle dont il connaît l’origine. C’est d’une main sûre qu’il s’empare de son attirail et d’un pas ferme qu’il se dirige vers l’ultime confrontation.

Les conditions sont idéales, comme les jours précédents. Pour compléter sa panoplie, il a taillé une branche en forme de gaffe qu’il utilisera en dernier ressort pour hisser le poisson hors de l’eau.

Et maintenant ? Si le brochet ne revenait pas ? S’il choisissait de l’ignorer, de le narguer du fond de sa repaire ? Ne pas laisser le doute s’installer, ne plus réfléchir, être dans l’action.

Depuis la berge, positionné toujours au même emplacement, il lance son leurre, répète systématiquement et inlassablement ce geste. Il « peigne » la rivière, en explore méthodiquement chaque zone, passe devant les souches immergées, s’attarde un peu devant les cachettes possibles, simule une proie blessée, sonde les trous d’eau, aidé de ses lunettes polarisantes, explore les branches enchevêtrées dans le fond, au risque d’accrocher sa cuiller, en change pour d’autres, peut-être plus alléchantes.

Rien… Pas même une perchette, pas la moindre ablette, la vie semble avoir fui. Le dépit, la désillusion s’avancent pas à pas dans son esprit. Cependant, avant de changer de poste, il s’entête, persiste, veut se donner du temps, « lui » donner du temps pour se décider. Un brochet repu n’attaque pas, dort, calé dans sa planque, ne prendra aucun risque. Comment savoir ? Et puis, ce n’est pas un brocheton de l’année…

Le pêcheur n’a pas le temps de se poser d’autres questions : sur un ultime lancer, l’attaque est foudroyante. L’espace d’un éclair, il a le temps d’apercevoir sa gueule ouverte, toutes dents dehors, son œil rond luisant de voracité.

La fureur de cette étreinte sauvage envahit tout l’espace et noie le silence qui régnait jusqu’alors. L’homme s’arc-boute sur sa canne, tandis que son adversaire virevolte, exposant son ventre blanc, son dos noir et puissant, son corps parfaitement fuselé pour la nage rapide. Sa queue bat la surface de l’eau, sa gueule emmène la ligne vers les profondeurs. L’un et l’autre se livrent un combat sans merci. Que se passe-t-il dans leur tête ? Aucun n’ignore qu’ils sont en train d’écrire le dernier chapitre.

Le tumulte de leur lutte s’amplifie. Rien ne semble pencher en faveur d’un des protagonistes. Le pêcheur maîtrise ses mouvements et sa technique. Ses gestes sont calculés, sa tactique adaptée. Le bécard s’emploie à mettre en place toutes les ruses transmises par l’hérédité de ses gênes. L’ardillon s’est planté profondément dans sa gueule, mais il sait très bien comment s’en débarrasser en nageant dans l’entrelacs des arbres morts immergés, échappatoire inespérée. L’homme a compris la manœuvre et évite de se laisser entraîner dans ce labyrinthe qui signerait la fin de la capture.

Le temps n’existe plus. Tout semble s’articuler autour de cette scène hallucinante, impressionnante. L’instinct de vie décuple les forces du carnassier qui tente maintenant de se libérer de l’hameçon en frottant son flanc contre la berge, toute gueule hors de l’eau, pris de convulsions frénétiques pour arriver à retrouver sa liberté.

Le pêcheur décèle dans la bête un certain relâchement dans sa combativité. C’est le moment qu’il choisit pour la ramener vers lui et l’accrocher par les ouïes avec la gaffe artisanale. Coups de queue, coups de corps, rien n’est encore gagné. Mais à ce jeu-là, il ne peut y avoir qu’un gagnant. La partie bascule en défaveur du brochet. Il est enfin hissé sur la berge.

Doucement, avec respect, l’homme dépose son adversaire sur l’herbe inondée de soleil. Ému, bouleversé, il lui rend hommage à sa façon, en caressant délicatement le ventre tremblant du prédateur. Avec humilité, s’excusant presque de l’avoir soustrait à son royaume, le pêcheur s’empare de sa prise et l’emporte dans les souvenirs de ses plus belles aventures.

Une présence

J’habite ici depuis très longtemps. Ne me demandez pas depuis quand : quelle importance ? peut-être d’ailleurs ai-je toujours vécu là. Je suis le souffle qui fait frémir le rideau de la cheminée, je suis le bois de l’escalier qui se manifeste sous vos pas hésitants, je suis le parfum indéfinissable et quelque peu énigmatique qui s’empare de vous sitôt franchi le seuil de cet endroit.
Car vous m’avez ressenti, n’est-ce pas ?
Vous ne me voyez pas, c’est normal, j’ai fini par me fondre dans le décor, quand bien même fût-il de Noël.
Je cours et je vole de pièce en pièce, insaisissable mouvement qui vous oblige à vous retourner pour vous arrêter l’espace de quelques secondes et percevoir l’invisible.
Je caracole et plane au-dessus de tout objet, infatigable ondulation qui dépose son empreinte impalpable et incertaine.
Je m’attarde à l’orée de votre cœur pour sonder et apprécier les sentiments que vous nourrissez à mon égard.
Je parcours les méandres de votre âme : j’y figure en bonne place et cela me rassure.
Car je veux continuer à vivre dans cette maison, susciter et raviver les mêmes émotions qu’autrefois. Aujourd’hui, Noël s’installe, événement privilégié qui n’usurpera pas ma présence pour autant. Je vais donc me l’approprier, l’habiller de ma couleur et de la fragrance qui n’appartient qu’à ce lieu, lui insuffler la douce impulsion qui me ressemblera.
Le jour de Noël, chaque cadeau reçu ou offert sera enveloppé de mon amour, telle une aura qui conférera son caractère unique et donc précieux. Vous le ressentirez au plus profond de vous-mêmes.
Chaque effluve dispensée par le sapin vous renverra vers ces forêts dans lesquelles j’aimais tant me perdre, si sensible à l’émanation de ces forces mystérieuses et régénératrices, qu’une part de moi-même en est sûrement restée captive.
Chaque place autour de la table vous ramènera veux ceux qui ne viendront plus jamais s’y asseoir. Vous restreindrez le cercle mais vous ne pourrez pas vaincre ce vide car il est intemporel et rien ne saurait le combler.
Chaque guirlande brillera d’une pointe de nostalgie, vous la respirerez, vous vous en laisserez imprégner.
Je sais encore que c’est moi qui recueillerai vos larmes et vos joies, vos espoirs comme vos désillusions, éternel confident, à jamais privé de parole mais non de sensibilité. Pourtant… pourtant, je sais aussi que lorsque vous évoquerez ce que je suis, ce que j’étais, c’est moi qui vibrerai si fort que vos conversations s’interrompront ; vous penserez entendre, étonnés, la plainte du vent dans la cheminée. Son rideau s’animera alors d’un souffle, et vous saurez intimement qu’il s’agit du mien venu vous envelopper de la paix de Noël.
Car je suis… je suis l’esprit de la maison.

Les montagnes russes

Et voilà… Tous ces blocs entassés patiemment les uns sur les autres pour m’aider à sortir du trou, toute cette lente escalade sur les pierres glissantes de la paroi du puits pour me hisser enfin sur la margelle, c’était hier.
J’avais entrevu l’espace d’un instant le paysage bucolique qui m’attendait, j’avais posé mon genou sur le rebord du puits. J’étais prête à me redresser de tout mon haut, préparée à recevoir la lumière et la chaleur de cet automne finissant. Je savourais par avance ce que j’avais perdu de vue depuis longtemps. Je croyais fermement à l’impossible, à l’impensable. Je sentais battre en moi le souffle de la vie m’inonder régulièrement et doucement.
Soudain, elle est arrivée. Une crise d’angoisse terrible, pétrifiante, dévastatrice. Je ne me rappelais plus le degré de violence qu’elle pouvait atteindre parfois.
Je suis retombée… Au-dessus de moi, le ciel et le soleil n’ont plus de raison d’être. Le froid de la nuit descend et apporte son lot de voix fantômes qui m’habillent de leur venin. Mon crayon refuse d’écrire, l’inspiration a fui, les pages du dictionnaire sont blanches. Mes pinceaux ne trouvent plus la couleur qu’attend ma toile. D’ailleurs, elle ne signifie plus rien. Mon corps est douloureux, épuisé par une fatigue pernicieuse. Je ne veux plus de lui car il ne m’obéit plus. Le maître dépossédé de son autorité… Sentiment de n’être plus rien, de n’être rien du tout. Rien… Peur irraisonnée… De quoi, au fait ? Sommeil, sommeil… Je te cherche mais toi aussi tu m’as abandonnée. L’abandon… Pire que la mort…