Histoire sans queue ni tête

Je suis sollicitée pour peindre les volets. C’est très important de peindre les volets. On ne peut pas les laisser à l’état brut. On ne doit pas. Cela ne se fait pas, tout simplement. Et puis, en prêtant bien l’oreille, on pourrait entendre le bois nous parler, ressentir le besoin d’aller voir à quoi il ressemblait lorsqu’il était un arbre. Cela pourrait nous donner des idées et chacun sait que les idées, c’est dangereux.  Elles peuvent exploser en pleine figure, sans prévenir. Cela s’appelle alors une évidence. Il faut donc se protéger en mettant de jolies couleurs aux volets pour les empêcher d’exhaler leur parfum de liberté. Il est possible aussi de les recouvrir d’un vernis. Vernis teinte naturel. Comme si un vernis pouvait être naturel ! Mais cela doit être possible puisque les gens y ont recours. Il y en a même qui s’en recouvrent des pieds à la tête. On les admire. C’est peut-être cela, briller en société. Parfois, le vernis s’écaille. « Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps d’en remettre une couche. » Le vernis sert à se protéger contre les idées : on n’est jamais assez prudent…. Surtout les idées des volets. Elles peuvent aussi se transformer en évidences. Parfois, ces dernières font la une de l’actualité : « L’évidence a encore frappé : trois victimes sont à déplorer : elles étaient sorties sans leur vernis. » L’opinion s’émeut : que font les pouvoirs publics ? Mais chacun sait que les pouvoirs publics n’ont aucune idée sur la question. C’est évident. Certaines personnes mettent aussi du vernis sur le cœur. Montrer ses sentiments dérange. Et puis c’est désuet.

Soudain, mon chef de chantier me tire par les pieds vers l’évidence : le volet n’est toujours pas peint !

Je recouvre donc de peinture le bois du volet comme si je pensais pouvoir réanimer l’arbre qu’on a si effrontément transformé en planches.

Mais je sais bien que, quelle que soit la couleur appliquée, aucune ne lui conviendra.

Alors, je le caresse de mon pinceau, je me fais douce et descends effleurer son cœur. Je recouvre mais sans jamais parvenir à les fermer totalement, les blessures causées par le froid et la pluie, et le prie de me raconter sa vie dans la forêt.

Je l’écoute avec respect se souvenir du chant des oiseaux et de la mélodie du vent dans son feuillage, de la force majestueuse de son allure, de l’esprit de la forêt, de la tendresse partagée de ces amants venus s’aimer sous l’écrin de ses branches.

Cependant, voici ma peinture achevée. Je crois bien avoir trouvé l’exacte couleur dont il a besoin.

Or, mon chef de chantier grimace devant cette couleur indéfinissable. « Ce n’est pas une peinture pour volet, elle n’est pas lissée, tous les coups de pinceau sont visibles », gronde-t-il, rouge de colère. Je me hasarde à lui faire remarquer que le rouge ne va pas bien avec celle du volet, c’est… évident, mais il devient cramoisi. C’est pire, mais je ne dis plus rien. Je vois, terrifiée, s’approcher la ponceuse et sens sous mes doigts frémir le volet. Je vois ensuite les couleurs de la vie tomber en poussière, s’effacer l’arbre que mon pinceau avait dessiné en filigrane et j’entends gémir le bois sous les plaies ravivées.

Une fois le volet mis à nu, je détourne mon regard, émue. Le chef de chantier me prie d’aller voir ailleurs pour le restant de la journée… On se passera de moi, paraît-il.

Le roncier

Ce matin, je suis partie cueillir des mûres. Arrivée sur place, j’ouvre tous mes sens, même ma peau paraît réceptive. En accord avec mon environnement, je deviens moi, celle que personne ne connaît et ne verra jamais. Se cacher pour se protéger est une règle à ne pas transgresser.

Ma cueillette s’effectue toujours dans des lieux éloignés, reculés, le plus souvent sur « mes terres » ainsi que j’aime nommer ces endroits. Il me plaît de penser qu’à ma mort, mes cendres retourneront à ces éléments que j’aurai tant aimés.

Je me sens apaisée, sereine, et laisse vagabonder mes pensées ; je ne les retiens pas, je ne les retiens plus. Je m’enfonce dans les ronciers, les enjambe, ouvre mon chemin au creux des fourrés à l’aide d’un bâton jadis taillé par mon père. Autrefois, il m’a devancée sur les chemins de la vie. Serai-je à la hauteur ?

Nul ne me voit, nul ne m’entend. Un jour, des chasseurs ont décidé d’une halte à côté des buissons dans lesquels je me trouvais. Immobile pour ne pas signaler ma présence, j’entendais leurs conversations, les fusils que l’on recharge, les chiens qui s’impatientent. Je jubilais de m’être fondue dans le décor, un peu comme s’il s’était agi d’un jeu de cache-cache. Ainsi sont-ils passés à côté de moi sans me voir. Mais une fois repartis, je m’interroge : m’arrive-t-il, moi aussi, de regarder quelqu’un sans vraiment le voir ? Pour me rassurer, j’entreprends un rapide tour d’horizon de mon cœur, et ce que j’y découvre ne me réconforte pas. Je le sais, je le savais, la prise de conscience arrive toujours trop tard. A quoi sert d’avoir une voix si notre bouche ne prononce pas les mots qu’il faut, quand il faut ? A quoi riment des mains si elles n’esquissent pas les gestes qu’il faut, quand il faut ? Pourquoi avoir des yeux si on tourne le dos à ce qu’ils nous révèlent ?

Un autre jour, des randonneurs se sont penchés pour se régaler de quelques mûres goûteuses. L’envie me prit de pousser un cri venu d’ailleurs ou de secouer les branches pour laisser supposer le repère d’un animal sauvage. Mais cela ne se fait pas, c’est inconvenant… Il arrive cependant qu’on ait envie d’appeler : « Regardez-moi ! Ecoutez-moi ! » Mais c’est contraire aux règles de la bienséance. Les paroles pourraient alors effrayer… Entendre le cœur ou l’âme d’autrui se déchirer est très dérangeant.

Me comprendra-t-on si je prétends retourner à l’état sauvage lors de mes cueillettes ? Tous mes sens aux aguets, j’observe, certaine d’être moi aussi observée. J’écoute, attentive à rester discrète ; mille petits bruits parviennent donc à mes oreilles cependant trop courtes pour tout percevoir. Elles devraient être plus longues et orientables, comme celles du renard. Je m’imagine, ainsi affublée… Toutefois, si l’espèce humaine avait été conçue sur ce modèle, personne ne songerait à s’en offusquer ou à en rire. Nos oreilles atrophiées ne captent que peu d’informations. Ou bien est-ce à dessein que la Nature l’a voulu : cela nous laisse libres de recourir à d’autres voies pour accéder à la connaissance.

Selon les ronciers, les saveurs exhalées par les mûres explorent toutes les nuances de parfum sauvage ou jouent à l’infini avec les touches acides. Le soleil s’est montré généreux avec certaines en leur accordant un goût sucré incomparable. Et pourtant, apparemment, rien ne ressemble plus à des mûres que d’autres mûres. Erreur… Oublions donc cet a priori pour se laisser porter plutôt par l’envie de découvrir et de comprendre ce qui fait la saveur du fruit, ce qui fait qu’on reviendra y goûter une fois encore. Quel plaisir ineffable et insatiable à ressentir toutes ces subtilités ! Et quelle richesse aussi d’aller à la recherche des fruits cachés, ceux que personne ne sait voir. Bien sûr, difficiles à cueillir, car les ronces forment une barrière impénétrable et les épines ne ménagent pas leurs égratignures, mais tellement meilleures car plus rares…
Je me nourris de ma terre, je la remercie de son cadeau somptueux chaque année renouvelé. En cette fin d’année, je dresse l’inventaire de ce qu’il lui reste à me donner, de ce qu’il me reste à recueillir d’elle. Soudain, j’ai peur du sommeil dans lequel elle va entrer pendant de longs mois, me laissant comme orpheline, même si cette parenthèse est nécessaire. Peur de l’avenir : aurai-je encore envie, l’an prochain, lorsque les ronciers ploieront sous le poids des fruits mûrs ? Serai-en encore en vie ? Je t’interroge, ma terre, en quête d’une réponse qui ne vient pas.

Quelque chose chatouille mon épaule nue : c’est un criquet ! Inconscient du monstre sur lequel il a sauté, les gros yeux que je simule ne l’effarouchent pas. Il n’a donc pas de préjugé ou bien veut-il goûter à la chaleur de ma peau. Je le laisse avancer sur ma nuque et le voici sur l’autre épaule. Puis il disparaît, emportant avec lui le souvenir de cette caresse éphémère. Toi aussi tu t’es fondu dans le vert du feuillage, mais tu es venu à ma rencontre.

Je lève les yeux vers le ciel, attirée par les cris des milans qui tournoient dans le soleil. Un jour, je serai l’un de vous.

Parfois, je rentre dans des fourrés tellement inextricables, que je me retrouve piégée : des ronces s’accrochent à mes jambes, à mes bras et même à mes cheveux. Je suis prisonnière, écartelée comme l’insecte capturé par les grosses épeires qui passent leur vie à attendre que la nourriture s’échoue sur leur toile. Elles sont donc condamnées à rester là, dans cet espace réduit et réducteur, contraintes d’ignorer ou de renoncer à l’appel de la forêt…

M’extraire de cet entrelacs est difficile. Comme ai-je pu me laisser piéger ? L’absence de recul est préjudiciable, ou bien est-ce plutôt la réponse au désir inavoué d’aller au-delà, quel qu’en soit le prix ?

Je me déchausse pour traverser le ruisseau, apprécie la froideur de l’eau, glisse sur les pierres couvertes de mousse. Ainsi, en remontant le cours d’eau, mes pas m’ont amenée aux abords d’une glacière. On les devine plus qu’on ne les voit, ces glacières-là, inconnues des guides touristiques. Les arbres les dissimulent et les ronces tout autour ont le parfum du passé. L’une d’elles m’appartient, elle était à mon arrière grand-mère. Mes pieds effleurent ses bords circulaires, éprouvent la solidité de ses pierres. Je me penche pour en apercevoir le fond et me couche à plat ventre pour mieux voir. Une odeur d’humidité arrive jusqu’à moi. Tout au fond gît un arbre mort. En revanche, un hêtre a poussé en son milieu. Cet endroit fourmille de fantômes, mais ils n’ont rien d’effrayant. Ressentent-ils ma présence ? Est-ce moi qui regarde vers le passé ou bien eux vers le futur ?

Je reprends mon périple. Une autre glacière s’ouvre devant mes pieds. Son existence ne m’est pourtant pas inconnue. Si je tombais au fond du trou ? J’imagine… Peut-être se soucierait-on de moi ? Je m’éloigne de ces pensées et me dessine un grand arc-en-ciel avec les couleurs trouvées depuis mon départ : le soleil, le ciel, l’eau, la terre, les feuilles, les mûres. Mais je ne peux empêcher la couleur des épines de venir ternir le tableau. Peu importe, l’ombre sur un tableau n’en renforce que davantage la lumière dominante.

À marcher hors des sentiers battus, mes pas débusquent une vipère. Remise de ma surprise, je la taquine avec mon bâton. Elle se met en colère, se redresse, souffle. Si j’osais, je l’attraperais. Les serpents sont des êtres remarquables, à l’origine de la connaissance. Si l’un d’eux n’avait pas suggéré de goûter au fruit défendu, le Paradis n’aurait plus de saveur depuis longtemps.

Je prends à contrecœur le chemin du retour, réendossant mon costume trop étroit.

Ma cueillette va devoir maintenant être transformée en confiture. La première fois, j’étais dans l’expectative : comment procéder ? Pas question de consulter Internet : la recette était enfouie en moi. Alors, sans même chercher à me la rappeler, j’ai fermé les yeux et laissé remonter ce que je savais déjà. D’abord, ce furent des impressions, des images floues et incertaines de ma mère, s’activant autour de la récolte ; puis les couleurs se sont imposées, les contours ont gagné en netteté en même temps que les gestes prenaient vie : je savais faire ! Le lien était recréé. Je me rappelle avoir regardé mes mains, comme si, l’espace d’un instant, elles ne m’avaient plus appartenu, guidées par quelqu’un d’autre…

La confiture est terminée. Je ferme les pots en évoquant tous ces ingrédients qui la composent et dont le parfum retenu désormais prisonnier dans la conserve de verre me reviendra avec force cet hiver quand l’absence de chaleur se fera sentir.

Mal-Etre

Je flotte dans un monde dont je suis prisonnière, dont je n’arrive pas à ressortir. Je suis mal. La machine est en marche et je ne peux plus l’arrêter. J’appelle au secours, prie pour qu’on vienne me chercher car je me noie. La nuit, des mots, des bribes de phrases me réveillent en sursaut et je les écris vite et fébrilement dans ma mémoire pour ne pas les oublier. Ou bien, je me lève en toute hâte pour les retranscrire aussitôt tant leur caractère impétueux exige cet effort de moi-même.

Le jour, mille et un détails du quotidien déclenchent dans ma tête une bourrasque de pensées, d’associations d’idées. C’est épuisant.

Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Ou plutôt si, mais je refuse encore à faire tomber ce dernier verrou car beaucoup trop ont déjà lâché et gérer devient difficile.

La puissance de mon désordre intérieur n’a d’égale que celle mise en place pendant des années à tout cadenasser avec la plus grande minutie.

Je tremble de l’intérieur.

Tout ce que j’écris n’est finalement que mon histoire. Une histoire banale, universelle mais aussi originale, unique. Le décor est campé, les personnages aussi, l’introduction et le développement sont déjà bien avancés. Quant à l’épilogue, je sais que ce n’est pas moi qui l’écrirai, mais la vie qui s’en chargera. A moins que l’usage et la force de la Raison m’aident à tirer les conclusions. Sans oublier ce que peut vouloir me dicter le cœur…

Douceur

Je t’écoute, mon amour, me parler de toi, me raconter tes batailles et tes blessures.
Je t’écoute, mon amour, gémir de douleur dans la chaleur de mes bras.
Je regarde et j’efface d’une caresse la souffrance qui a creusé ton visage.
Je cueille les larmes de sang qui s’échappent de ton cœur avec l’espoir de les tarir à jamais.
Je vois la détresse déborder de tes yeux et j’y dépose mes lèvres pour t’apaiser.

Je te sens frémir de chagrin et de désespoir et je resserre mon étreinte
pour réchauffer ton corps autant que ton âme.
Je te murmure de la tendresse afin que sa musique de velours te berce.
Je cherche le chemin pour te rejoindre dans ta nuit et te ramener à la lumière.
Je déroule aux portes de ton cœur un tapis de douceur afin que tu déposes tes armes.

Viens, laisse-moi t’aimer et venir en toi pour qu’y renaisse la Vie.

Etre

Le projecteur m’éblouit et le public m’impressionne
Mais tout d’un coup, voilà : autour de moi plus personne,
Je prends mon souffle et je m’élance,
Mes mots ressemblent à une danse,

J’improvise,
Je devise,

Je laisse tomber mon masque et mon sourire,
Je suis moi,
Rien que moi.
Mais qu’entends-je ? Des rires ?

Tant mieux…

Désillusion

Mon âme blessée s’est échouée sur les rives de la Mélancolie. Telle une hirondelle clouée au sol et incapable de reprendre son envol, je gis. Je suis vidée de mes espoirs, de mes rêves. Je me suis laissée prendre dans les rets de l’illusion et je me maudis de n’avoir pas su écarter la voix de la Raison. Mais quoi ? Faut-il toujours lui obéir et se plier à ses injonctions ? Je pleure à l’intérieur de moi-même. Les larmes ne peuvent pas sortir. Elles ravinent mon âme et creusent un gouffre insondable dans lequel elles m’entraînent. 

De l’autre côté de moi-même, une voix me répète de revenir à la lumière et de lui ouvrir mes yeux. Mais je ne suis pas prête. Ma souffrance doit être, elle sera. C’est par elle que je retrouverai le chemin de la réalité, de la vérité. Mais quelle réalité ? Reprendre ce masque que j’avais osé jeter à terre, accepter de ne plus guider ma vie ? Est-ce ainsi que réalité rime avec liberté ? 

J’ai beau te chasser de mon esprit, mon cœur sens cesse t’y ramène, car lui n’en fait qu’à sa tête. Je peux cadenasser toutes les portes de mon être, je suis toujours rattrapée.

Il part

Elle a le visage baigné de larmes, il a les larmes au bord du cœur.
Ils savent bien que leurs routes, un moment emmêlées à l’image de leurs mains,
Sont obligées de se délier et de s’éloigner.
On ne peut se soustraire aux décisions qu’impose la Vie.

Elle a le cœur baigné de larmes, il a les larmes au bord des yeux.
Ces deux êtres accrochés l’un à l’autre l’espace d’un printemps
Ont partagé des paroles non dites et des actes non faits
Avec tant de force qu’ils penseraient les avoir vécus.

Le jour se lève comme un signal ultime et convenu.
Il prend son visage entre ses mains et l’approche du sien
Pour que leurs bouches gardent en souvenir le goût de leurs larmes
Et que leurs souffles descendent en eux comme une dernière caresse.

Chacun repart de son côté, un peu plus seul, un peu plus riche de l’autre cependant.
Ainsi va la Vie, trois petits tours et puis s’en va.

La louve

Elle se laisse approcher par le chasseur,
Curieux et étonné d’une proie aussi fragile,
Si fragile qu’elle en serait pathétique.
Elle se laisse approcher.

Elle se laisse cerner par l’éventualité d’en finir rapidement,
Par l’idée de lui accorder une victoire facile donc sans plaisir.
Elle se laisse cerner.

Elle se laisse cependant effleurer puis toucher par des fleurs de mots
Qui glissent sur elle comme autant de caresses.
Elle se laisse effleurer puis toucher.

Elle se laisse bercer par le sentiment d’une douceur retrouvée
Par la certitude d’une absence de danger.
Elle se laisse bercer.

Elle se laisse aller à ouvrir son cœur
Dont elle pousse la porte pour y recevoir la chaleur trompeuse. Tout y est en ruines.
Elle se laisse aller à s’ouvrir.

Elle se laisse pénétrer d’espoir et d’amour
Et s’offre au chasseur.
Elle se laisse pénétrer.

Mais dans une volte-face,
Elle s’arrache le cœur pour ne plus aimer,
Elle s’arrache le cœur pour ne plus souffrir,
Et trempe sa plume dans l’encrier de ses larmes pour écrire son destin.

L’inspiration

 

L’inspiration est là, il faut que je m’en saisisse, que je l’attrape pour la transformer en prose avant qu’elle ne s’échappe, avant qu’elle ne se dissipe dans les méandres de mes neurones subitement activés à mettre des mots pour la rendre lisible.

Je la sens en moi, je la perçois. Comment faire pour qu’elle reste là ? Le moindre mouvement de ma part, la moindre pensée risquent de l’effaroucher et de la voir disparaître. Cette perspective me laisse un instant pétrifiée. De quoi ai-je l’air d’ailleurs, arrêtée dans mon geste, stoppée dans mon mouvement et frappée d’évidence devant ce qui apparaît en moi ? Certes, je la sentais bien bourgeonner depuis un certain temps, mais pas suffisamment pour la regarder en face.

Patiemment, lentement, comme on apprivoise un animal apeuré, je laisse cette inspiration venir en moi, prendre de l’assurance, se poser doucement sur les branches de mon imagination et de ma sensibilité. Je ne sais pas encore à quoi elle ressemble. Je l’observe : elle est encore indistincte, diaphane, évanescente, mais c’est bien elle qui, enfin, me fait la grâce de sa visite. Je la reconnais à sa texture si particulière, à ce frisson si léger qui me parcourt intérieurement, éveille ma réceptivité.

Et je me sens habitée soudain d’une force, investie de l’impérieuse nécessité de lui donner libre cours. Alors, je tente une approche : que veut-elle me dire ? De quoi me parle-t-elle ?

Patiemment encore, lentement plus que jamais, je cherche maintenant les mots pour lui donner un sens, pour la vêtir et la rendre vraiment perceptible. Je vais chercher en moi les mots qui lui conviendront, parcourir fébrilement les chemins qui m’amèneront vers les émotions qu’elle véhicule et leur offrir une forme. De temps en temps, une vérification rapide me rassure sur sa présence. J’ai peur de la perdre à partir ainsi à la recherche des mots pour étoffer son reflet et la rendre lumineuse. La rendre Lumière.

Je l’habille de couleurs, mais tremble de ne pas trouver celles qui lui correspondront. Car le moment est délicat : elle pourrait fuir à jamais, se sentant trahie par mon manque de réceptivité et l’absence de justesse de mon vocabulaire. Elle exige de moi un travail d’orfèvre. Je procède par petites touches, tel un peintre pointilliste et peu à peu apparaît dans mon esprit d’abord, puis sous mes doigts tremblants que guide mon crayon, l’inspiration devenue prose. Je la vois maintenant, je l’habille de mes phrases avec le panache qu’elle mérite, mais aussi avec douceur. Elle se livre à moi pour la beauté du mot, pour l’harmonie de la phrase.

Quand tout est dit, j’interroge mon écrit pour évaluer la fidélité avec laquelle j’ai réussi à traduire l’inspiration. Je relis l’ensemble, modifie, ajuste, apprécie le résultat pour vérifier la parfaite concordance avec ce qui a motivé cette démarche. Je pose enfin mon crayon. En moi, tout a été remué, car j’ai dû fouiller partout et mettre tout sens dessus dessous pour trouver l’exacte traduction de ce que l’inspiration avait suscité au plus profond de moi-même. Mais le résultat est là désormais et c’est l’esprit en paix que je peux enfin relire et me délecter d’une lecture qui m’enrichit autant qu’elle me délasse.

Le vieil arbre

Son voisin affiche déjà de jeunes feuilles tendres et mordorées dont l’insolence de leur fraîcheur fait ressortir encore plus l’absence de nouvelles pousses sur les branches du vieil arbre.

Ce printemps qui s’étale partout avec exubérance donnera lieu pour lui à une bataille dont le seul objectif est de vivre. Vivre encore en dépit de son grand âge. Un combat que d’année en année il a de plus en plus de mal à remporter et qui devient toujours un peu plus inégal. Chaque année qui passe sonne désormais comme un sursis pour lui.

Il est en retard, il le sait bien : certains arbres se targuent déjà d’être fleuris, les haies ne sont que de pétulantes taches blanches dans le paysage, l’herbe des prairies pousse toujours plus haut et plus vite pour venir chercher la douceur de l’air. Partout éclatent des taches multicolores, c’est une débauche de couleurs où chaque espèce végétale rivalise d’audace dans les tons autant que dans les fragrances. C’est à qui pourra accéder à la meilleure place au soleil, à qui aura su conquérir le talus pour bénéficier de l’ensoleillement bienfaiteur ou la sombre futaie pour profiter, l’été venu, d’une humidité désaltérante. Depuis que leurs jeunes feuilles duveteuses les habillent désormais, certains arbres, précoces, s’amusent même à secouer leur chevelure au vent pour pavaner et le défier, lui, le doyen de la forêt.

Tant de foisonnement sans lui ! Cette vie qui bruit, court, se hâte de rependre sa place après le silence de l’hiver, semble vouloir l’oublier.

Et il angoisse à l’idée de ne pas faire partie de cette grande fête de la vie. Il ressent alors une immense solitude d’autant que personne ne semble faire attention à lui. « Attendez-moi ! » a-t-il envie d’appeler. Existe-t-il encore ou est-il devenu une illusion ?

Pourtant, il s’est souvent battu ! Saison après saison, année après année, il en a vécu des moments terribles et incertains où il a cru souvent ne pas en réchapper. Il a résisté à l’invasion des insectes venus vampiriser sa sève nourricière ou se repaître de sa cellulose, étiré ses racines à l’infini pour recueillir quelques traces d’eau pendant les pires sécheresses. De la même manière, il a su protéger sa sève au plus froid des cruels hivers qu’il a traversés, quand le gel cassait net les branches de ses compagnons. L’orage fracassant ne l’a pas épargné en le fendant en deux, mais ce qui est resté de lui s’est maintenu debout et les tempêtes n’ont jamais réussi à le déraciner alors que les sapins s’effondraient autour de lui comme châteaux de cartes. Ainsi, son tronc partagé par la moitié, de haut en bas, est-il offert à la vue de tous, tel un livre à ciel ouvert qui raconte son histoire et met son cœur à nu. Sans pudeur mais sans forfanterie non plus car la vie lui a appris l’humilité. Chaque cellule, chaque nœud, chaque veine, chaque cerne recèle tout son passé que je déchiffre avec respect, devenue malgré moi sa confidente.

Il ne demande qu’à cueillir la vie et ne comprend pas qu’elle se refuse à lui ce printemps-ci. Il est en grand besoin de sève, il ne veut pas mourir. Pas maintenant ! Il y a tant encore à aimer et à recevoir !

Les oiseaux qui ne l’ont pas oublié et chatouillent encore ses branches de leurs pattes menues, les abeilles qui viennent s’enquérir de sa floraison, impatientes de le butiner, l’air vif et léger, la chaleur toute nouvelle du soleil sont autant d’appels, d’encouragements, de stimuli.

Alors, au prix d’un effort qui suspend l’espace d’un instant tout bruit dans la forêt, le vieil arbre puise au plus profond de lui-même la vigueur et la vitalité nécessaires. Toutes les plantes, tous les animaux font silence, écoutent les craquements de son bois, regardent ce sursaut désespéré, espèrent de cette improbable attente.

Et… merveille, voilà ses branches qui se couvrent de fleurs roses : autant de promesses s’ouvrant instantanément à la vie dont s’exhale aussitôt le parfum. Seule, une branche reste dépourvue de végétation. Peu importe, le vieil arbre a gagné : il vit… La fête reprend…